Conseil de lecture : Rot-bo-Krik, une anthropologie du soi

C’est toujours un moment particulier de découvrir une nouvelle maison d’édition. On plonge dans une manière de présenter des textes, de les choisir pour les mettre en avant. On découvre une manière de voir le monde.

Ainsi de la maison Rot-Bo-Krik qui vient tout juste d’être lancée et qui présente déjà deux textes singuliers et forts : Dieu t’a créé, tu as crié… ! et Archéologie des trous.

Le premier Dieu t’a créé, tu as crié… ! Est, selon les mots de l’éditeur « un texte hybride, poétique et politique ». Je ne saurais dire mieux. Ce texte est une anthropologie des peuples marrons de Guyane, écrit par Michel Alimeck, lui-même Saramaca, un des peuples marrons de Guyane. Il est d’une précision exquise sur la vie, les pensées, les usages en cours dans cette communauté et c’est un plaisir de s’y plonger −sans forcément le lire d’une traite d’ailleurs, on peut allègrement piocher ici ou là− tant il s’abreuve à la poésie d’une cosmogonie qui nous est malheureusement trop souvent étrangère. En s’y plongeant, on a l’impression de découvrir la vie de cousins éloignés, d’amis (tant la proximité s’établit) dont on aurait jusque-là ignoré l’existence. Il y a là de quoi s’ouvrir à d’autres vies que la nôtre, et c’est à cela , sinon à rien, que sert la littérature.

À noter que ce livre avait déjà été publié, mais à compte d’auteur, et qu’il ne devait être que rarement connu en-dehors des cercles militants guyanais. C’est d’ailleurs, m’a expliqué l’éditeur, par cette voie que ce texte reparaît aujourd’hui.

Le second texte est d’une force rare. Autant le dire tout de suite, Archéologie des trous de Stacy Hardy est le meilleur livre de fiction que j’ai lu depuis fort longtemps, en tout cas, celui qui m’a le plus remué, le plus touché. Dès les premières lignes de ce recueil de nouvelles, on sait que l’on n’en sortira pas indemne, qu’il va venir nous bouleverser et nous remuer au plus profond. Jugez plutôt : dans la première nouvelle, on écoute une médecin légiste qui fait sa propre autopsie après avoir été assassinée et enterrée à la va-vite, on poursuit avec le récit d’une jeune femme vivant littéralement dans une vache et qui décrit toutes les sensations que cela lui procure avec un effet de réalisme qui nous fait tout ressentir à sa place. C’est précisément ce qui est si fort dans ce livre. Il  mêle fantastique délirant (plus fort et imaginatif que bien des livres de Science Fiction ou de Fantasy, pourtant présentés comme la « littérature de l’imaginaire ») et réalisme très cru (il n’oscille pas de l’un à l’autre, attention, c’est vraiment les deux à la fois). C’est probablement aussi ce qui est le plus dérangeant : on se gratte quand quelque chose démange les personnages, on se fait mordre avec eux quand ils se donnent aux rats. Ce livre provoque parfois un certain malaise, aussi il ne sera peut-être pas à mettre dans toutes les mains, mais est-ce que cela ne rejoint pas, par la pure fiction cette fois, le rôle de la littérature, de nous faire sortir de nous et de proposer une vision du monde que l’on n’attendait pas ?

Là encore, il fallait une connaissance aiguë de la littérature sud-africaine pour dénicher ce texte. Et ce n’est pas un hasard qu’il ait été proposé par Dominique Malaquais, co-fondatrice de la maison Rot-Bo-Krik, historienne de l’art spécialiste de l’Afrique, chercheuse et politiste (décédée en 2021), qui était amie de Stacy Hardy et a travaillé avec elle au lancement de la revue artistique Chimurenga (https://chimurengachronic.co.za). Encore de nombreuses pistes qu’il nous faudra arpenter.

Antonin

Dieu t’a créé, tu as crié… ! : Une histoire des Guyanes

Michel Alimeck

– Rot-Bo-Krik – 11 €

Archéologie des trous

Stacy Hardy

traduit par Élisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy

Rot-Bo-Krik – 11 €