En nos mondes étranges – Fin de siècle, par Yves Letort

Je vous l’ai déjà dit par ailleurs, j’aime beaucoup les éditions Flatland et j’ai plaisir à me pencher sur chacune de leurs nouvelles parutions si elle vient à me passer dans les mains. Cette maison a une capacité rare de dégoter des curiosités et des petites perles des littératures de l’imaginaire, avec un goût prononcé pour l’étrange et l’inattendu.

Fin de siècle, recueil de nouvelles d’Yves Letord, ne déroge pas à cette règle et c’est avec délice que l’on est plongé dans une fin du 19e siècle bizarre dont on peine, au début de l’ouvrage à comprendre ce qu’il se passe (il s’agit bien de nouvelles, mais l’ensemble est très cohérent et je ne suis surpris à prendre la seconde pour le second chapitre de la première… vous me suivez?), mais dont on ne peut se détacher par envie de saisir de quoi il retourne (et c’est pourquoi je ne vous dirais pas précisément de quoi elles parlent pour ne pas vous gâcher le plaisir de le découvrir).

Pour le dire vite, les humains sont confrontés à l’Autre, avec un grand A comme le veut la tradition fantastique. Que ce soient des formes de vies extra-terrestres ou hybrides, elles impliquent des changements dans la société humaine, mais, pas toujours radicaux. Elles ne provoquent parfois qu’un mince décalage avec la fin de siècle telle qu’elle a été réellement vécue par nos arrières-grands-parents (hormis la nouvelle « Gelée » qui rappellera le film « Le Blob » aux un peu moins jeunes d’entre nous). C’est là tout l’intérêt du livre. Pour les personnages, tout cela semble parfaitement normal, même s’ils en rencontrent quelques désagréments. On n’est pas dans le classique effet « oh mon dieu quelle horreur » que l’on retrouve souvent dans ce genre.

Le ton légèrement suranné du livre sied particulièrement à ce propos, et fait à mon avis toute la réussite de ce livre : aussi loufoque que se soit, on se laisse prendre à y croire et à lire certaines des nouvelles comme des résumés des gazettes fin de siècles, qui finalement, nous paraissent-elles aussi, aujourd’hui, un peu irréelles.

Mention spéciale à la dernière nouvelle du recueil, accompagnée de gravures de Fabrice Le Minier qui s’éloignent complètement des canons de l’illustration de genre fantastique et qui renforcent ce côté suranné et heureusement décalé du livre.

À lire avec : Archéologie des Trous – Stacy Hardy

Antonin

Fin de siècle, Yves Letort

Fin de siècle – Yves Letort

ISBN : 978-2-490426-44-7

164 pages – 10 €

Paru le 30 avril 2024

Conseil de lecture : Le Chomor (pour se mettre la tête à l’envers)

Ça fait souvent bien de dire qu’on ne sait pas trop par où commencer une chronique d’un livre. Que l’ouvrage que l’on s’apprête à mettre en lumière est trop dense, trop riche et plein d’idées pour savoir par où le prendre. Souvent, c’est de la frime (un bouquin, ça se commence par le début et c’est tout et ça se prend par la tranche, voilà). C’est pour bien faire remarquer que oui, ce bouquin compliqué, ce « livre univers », on se l’est tapé et on en est le chroniqueur avisé et introduit (parce qu’en plus on l’a reçu en service de presse et donc on l’a pas payé, vous comprenez, « on » est un prescripteur).

Eh bien pourtant, le livre de Martin Mongin, Le Chomor, a un peu de ça. Je pourrais vous le résumer, mais ça ne lui rendrait pas justice (hey, même le résumé d’un livre de Philippe Roth ça peut ressembler à une mauvaise série). Ce qui fait le sel et l’attrait de ce livre complètement dingue (oui oui, je pèse mes mots), c’est la manière dont il emmène le lecteur plus loin qu’il l’aurait jamais accepté avec un autre roman. Je ne sais pas comment fait ce type (l’auteur), mais il vous sort les rebondissements les plus barges sans jamais vous perdre.

Allez, je vous fais quand même l’histoire de base, mais franchement ne vous arrêtez pas à ça : une sorte de groupe clandestin entreprend de renverser l’hydre capitaliste, laquelle se trouve être réellement une sorte de monstre (oui je dis beaucoup de fois « une sorte », mais c’est parce qu’on ne sait jamais vraiment d’où toute provient ni ce que sont réellement les choses – vous avez compris : ce livre joue avec la réalité, il y a du Philip K.Dick là-dedans) dont il faut trouver différents points faibles qui, s’il sont correctement frappés comme un point vital aux arts martiaux, finiront par le détruire. Le dernier de ces points vitaux étant le fameux « Chomor » (le nom duquel étant explicité, mais là, ça prendrait vraiment trop de temps à expliquer là).

Au fil des chapitres voir des pages, le texte passe d’un genre à l’autre. Ça fourmille de références et de clin d’œil que l’on peut choisir de ne pas relever, mais qui sont en général assez drôle quand on capte. Mais bien sûr, on ne capte pas tout, et ce n’est finalement pas si grave. Mais surtout, le texte passe d’un genre à l’autre, à chaque nouvelle page on pense avoir compris où nous mène l’auteur et dans quel bateau il nous a embarqués, mais en vrai, non. Au chapitre suivant cela change et l’on saute allègrement du thriller fantastique, au film de Science-Fiction, voire d’horreur en passant par le livre dont vous êtes le héros, dans la peau d’une mairesse voulant remporter le prix de la ville la plus «SmartCity », dans une description qui ne déplairait pas à Damasio (tout en le faisant passer pour un théoricien pas fun). En parlant de Damasio, ceux qui ont lu Les Furtifs se souviennent sans doute avec une petite lueur d’envie dans les yeux du philosophe Varech planqué dans son château d’eau à théoriser la quatrième révolution prolétarienne alliée aux animaux. Eh bien sachez que Le Chomor contient un Varech puissance 12, en la personne de Jean-Philippe Voruz, hyper théoricien de la chute du capitalisme (qui a publi ses livres chez La Tempête, un éditeur qu’on aime bien à PBMP même si on comprend pas tout) et dont il ne faudrait pas parler à BHL au risque qu’il croie que Jean-Michel Voruz existe vraiment (comme son Jean-Baptiste Botul) et qu’il n’aille chanter ses louanges dans tous les JT, la chemise grande ouverte et les cheveux au vent.

Il faut dire, à la décharge de BHL que le livre joue sacrément avec le réel, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de vrai là-dedans. Je dois avouer m’être surpris à aller vérifier certains trucs sur Internet pour en avoir le cœur net. Autant vous dire que je n’en ressors pas net du tout.

Bref, ce livre oscille entre la rencontre de Donjons et Dragon avec le Da Vinci Code (je dis ça comme ça, je l’ai pas lu), ou plutôt entre Thomas Pynchon et le Seigneur des Anneaux, euh, non X-Files et La Zone du Dehors ou L’insurrection qui vient  et un bout du Déchronologue (gros clin d’œil pour ceux qui ont lu ce livre admirable, pour les autres on l’a toujours en stock à la librairie car on l’adore). Bon, en fait, on s’y perd, et c’est super bon.

Antonin

Le Chomor – Martin Mongin – Éditions Tusitala – 600 pages – 23 euros

PS : à noter pour les libraires de PBMP (oui on se parle entre nous via ce blog) qu’on pourra même le vendre en « régionalisme » si on nous demande, puisqu’une partie de l’intrigue se joue dans le Meygal. Gros plus commercial donc, on sait que le terroir ça vend !