Know What I Mean, C’est de la bombe bébé

Le rap, j’ai arrêté il y a longtemps. Il peut encore m’arriver d’en parler avec la douce nostalgie de l’amoureux déçu et du réducteur «c’était mieux avant». Aussi me méfiais-je de ce «Know what I Mean» présenté comme une analyse socio-politique du mouvement hip-hop. Après, avec une «Intro» de Jay-Z et «Outro» de Nas (oui comme sur un album, tout le livre est structuré ainsi, avec des «pistes» au lieu des chapitres, des «samples» en guise de références… ce qui est plutôt très réussi), ça restait dans ma génération et je l’ai commencé avec curiosité.
Autant le dire tout de suite, je n’ai pas été déçu. Je voudrais vous faire lire toute l’intro de Jay-Z tellement elle est intelligente et percutante. Et tout le livre est du même acabit. C’est un des essais les plus vivifiants et éclairants que j’ai lu depuis longtemps. Et il ne faut surtout pas craindre d’y trouver une synthèse ou une apologie du rap, cela va bien au-delà. Michael Eric Dyson est un des intellectuels noir-américains les plus reconnus quant à l’analyse de la culture hip-hop mais aussi sur l’histoire et toute la culture noir-américaine en commençant par celle des luttes pour les droits civiques. Et c’est dans cette tradition, dans cette vaste analyse sociologique, politique, économique et culturelle que s’inscrit ce texte sur le hip-hop. Il offre une vision réaliste, radicale, sans concession, des conditions d’apparition du hip-hop et de son accession à la culture de masse.

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Michael Eric Dyson fournit là un travail exigeant, largement à la hauteur des plus grandes travaux universitaires, nourrit de références sérieuses et précises, et l’applique à ce sujet décrié, souvent relégué à de la sous-culture, qu’est le hip-hop.
On découvre ainsi comment cette culture s’est fondée sur «les restes» de la civilisation industrielle (les réparateurs de platines vinyles des riches blancs ont inventé le scrath et le mix) pour inventer une nouvelle expression culturelle «à partir des fragments de la culture dominante». L’auteur en aborde les impacts politique, économique et sociaux, sans cacher les sujets qui dérangent : sexisme, drogue, homophobie, violence, mais en inscrivant tout cela dans une critique précise et juste du système dominant, nourrie des études les plus actuelles sur ces sujets.
Je m’étonne du peu d’écho qu’il a en France dans la presse spécialisée mais aussi dans la presse généraliste qui gagnerait à enlever un peu ses œillères, car Know What I Mean est un livre que tout amateur de hip-hop devrait lire, mais aussi toute personne désireuse de comprendre tout ce pan essentielle de la culture noire-américaine, qui a en réalité dépassé son seul cadre pour toucher à l’universalité.
Oui, pour paraphraser Nas (je me fais plaisir !), Know What I Mean «fait battre à nouveau le cœur du hip-hop», mais il propose aussi des réponses à bien des questions contemporaines.

Know what i mean ? réflexions sur le hip-hop
de Michael Eric Dyson
(préface Jay-Z ; postface Nas ; traduction conjointe Julien Bordier et Doroteja Gajic)

Bpm Editions – 15 euros

Antonin

« Nous sans l’Etat » et « Rester Barbare » : les Barbares, c’est nous

Un de mes grands plaisirs de libraire est d’établir des correspondances entre les livres. Je rêve d’une librairie (ou d’une bibliothèque personnelle) dans laquelle tous les ouvrages seraient reliés par le fil magique d’une correspondance, d’un renvoi les uns vers les autres. Car les livres se répondent, se parlent, se posent en miroir les uns des autres. Mais pour moi, le lien le plus fort est celui de la filiation. Comme si chaque livre faisait suite au précédent, reprenait le propos là où l’autre l’aurait laissé. J’aime à naviguer d’un ouvrage à l’autre en me disant qu’ils sont une cordée à l’assaut d’un Everest et qu’ils ne le graviront qu’en se passant le relais.

Aussi, quand on découvre coup sur coup deux livres qui se relaient ainsi parfaitement, c’est un grand bonheur d’abord de les lire, puis de les poser sur la table de la librairie et de les proposer à d’autres lecteurs.

C’est le cas des deux ouvrages publiés récemment que sont Nous sans l’État de Yasanaya Elena Aguilar Gil et Rester Barbare de Louisa Yousfi.

Le premier est un livre qui ouvre l’esprit, qui donne à voir la question décoloniale par les yeux d’une militante Mixe de langue ayuujk. Il pose avec précision et sans compromis les questions de l’identité et de l’appartenance. De la façon dont les Etats-Nation imposent une identité qu’ils construisent de toute pièce et de comment ils s’en servent comme un outil de répression. L’intérêt de ce livre est qu’il pose la possibilité de réfléchir en dehors du cadre de l’État et de ses institutions quand nous, Européens acclimatés au nationalisme, avons oublié cette liberté. Oui, il y a des peuples qui n’ont pas d’État (hors celui que le colonialisme leur a imposé) et qui préfèrent ne pas en avoir, qui veulent fonctionner hors de ce système qui se révèle le plus souvent pyramidal et écrasant.

La relative facilité de ce livre (entendez facilité à entendre et accepter son propos) vient du fait que Yasnaya Elena Aguilar Gil nous parle de loin. Elle s’en prend à l’État assimilationniste, au dogme d’une République unie et indivisible (comme le déclare le Mexique dans sa constitution, mais vous me voyez venir) depuis un pays lointain, une République que nous aurions tendance à considérer comme faillie et il nous est facile de nous ranger du côté des « gentils indiens » persécutés de l’autre côté de l’Atlantique et qui ne veulent pas s’intégrer au modèle qu’on leur propose.

C’est là que Louisa Yousfi et son «Rester Barbare prend le relais. Un court mot sur le titre puisqu’il peut paraître énigmatique, mais court, car l’autrice l’explique forcément mieux : il s’agit d’une réflexion de Kateb Yacine, l’écrivain algérien, qui expliquait avoir tant à dire aux « civilisés » que nous sommes, qu’il devait garder une « part de barbarie » pour pouvoir l’exprimer.

Louisa Yousfi reprend ses termes et s’en sert d’analyse politique (dans la droite ligne du Parti des Indigènes de la République, le PIR), ou plutôt de programme politique. Et là, le lien est évident avec Nous sans l’État. Tout comme les Indiens du Mexique, elle pense que les Noirs et Arabes de France souffrent conjointement de l’assimilationnisme et du rejet, ce qui les détruit s’ils tentent de s’intégrer. Soit qu’ils en perdent leurs racines, soit qu’ils demeurent relégués à être des sauvages. Louisa Yousfi refuse d’être la « bonne sauvage » des dominants. Pour elle, la clé du « devenir humain » est, comme Kateb Yacine le pressent, de « rester barbare ». Pour étayer sa thèse, elle propose plusieurs analyses littéraires, dont la plus marquante demeure, à mes yeux, celle de Fin d’un primitif de Chester Himes (qu’on a aussi le plaisir de vous proposer à la librairie). Mais là encore c’est peut-être parce que ce livre parle des États-Unis et que l’on a beaucoup moins de mal à voir combien ce pays s’est construit sur des postulats racistes et que l’on peine à accepter qu’il en va en partie de même en France (les Arabes étant nos « Nègres », pour parler crûment). Tout au long du livre, Louisa Yousfi cherche une position qui lui semble tenable, et c’est dur de voir qu’elle n’en accepte aucune. Dur pour ceux qui croiraient en un idéal républicain et armés de toute la bonne volonté intégrationniste du monde. Les icônes littéraires qu’elle convoque, principalement issues du rap (Booba et PNL, dont on regrettera une exégèse peut-être un peu longuette) ont délibérément choisi la voie de la « Bararie », mais c’est pour mieux prouver, comme le disait Lévi Strauss (bizarrement absent de ce livre) « qu’il n’y a de barbares que ceux qui croient en la barbarie ». Bref, les Barbares, c’est nous.

Nous sans l’État – Yasanaya Elena Aguilar Gil
Éditions Ici Bas – 144 pages – 15 €

Rester Barbare – Louisa Yousfi

La Fabrique – 160 pages – 10 euros