Conseil de lecture : Le Grand Incendie – La Société jardinière

Les livres se parlent. Ils se répondent. Et quand les auteurs s’en rendent compte, cela peut donner lieu à des échanges féconds. C’est à cet exercice que nous nous sommes livrés, Damien Deville, géographe et auteur autour de nos livres « La Société Jardinière » et « Le Grand Incendie ».

Bonjour Damien, j’ai lu avec grand intérêt ton livre La société jardinière et y ai trouvé beaucoup des thématiques qui irriguent mes réflexions quand j’écris de la fiction. Tu m’as dit dans un échange que nous avons eu que ton travail s’inscrit dans la veine de la « géographie culturelle » et justement, bien que ton travail de recherche soit affilié à la géographie j’ai été surpris de voir combien il s’attache aux gens, à décrire leur vie, et surtout leur interaction, leur inscription dans la géographie, dans le paysage.

De mon côté, dans Le Grand Incendie, je parle beaucoup de l’importance pour les gens du paysage qui les entoure, avec lequel ils nouent un rapport affectif, intime et intense (et donc le trouble occasionné par la destruction de cet environnement par les mégafeux).

Selon toi, avec ton approche de géographe comment est-ce que la vie des gens s’articule au paysage ?

La géographie culturelle est méconnue. Pourtant elle peut inspirer face aux enjeux contemporains. Son hypothèse principale est que la diversité que l’on connaît à l’échelle du globe émerge de réciprocités permanentes entre les êtres vivants et leur milieu. « L’être se crée en créant son milieu » aime rappeler le géographe Augustin Berque. Autant de réciprocités qui ont été brisées sur l’autel des mondes contemporains, amenant nombre de précarités sociales et écologiques. Au fond, les crises actuelles peuvent s’expliquer par une crise des relations que nous entretenons avec l’autre, humain comme non humain.

Dès lors, il devient important de renseigner les réciprocités nouvelles qui émergent entre nature et culture à l’échelle des territoires. C’est de cette ambition qu’est né le livre la « société jardinière », issu de ma thèse de doctorat. En allant à la rencontre des jardiniers pauvres de la ville d’Alès, j’ai essayé de comprendre comment les activités nouées dans les jardins participent à une trajectoire d’émancipation et à une nouvelle manière d’habiter le territoire.

Lors des enquêtes en géographie culturelle, il est bouleversant de voir à quel point les territoires sont un personnage central dans la vie des individus. Les courbes des paysages guident les esprits, ils façonnent les corps, mais aussi la symbolique, les récits, et de manière plus terre à terre, les opportunités économiques et les projections de vie. Si je prends le cas des jardiniers alésiens, les évolutions de la ville d’Alès ont percuté leurs envies et espoirs. Anciens ouvriers, ils ont vu les mines et les métallurgies fermer. Ils ont vu les opportunités se concentrer dans les grandes métropoles. Ils ont vécu également, pour les plus âgés d’entre eux, la destruction d’un centre-ville médiéval apprécié, à des fins de modernisation de la ville. Alès n’a pas perdu que des vieilles pierres ! Elle a perdu des espaces de fierté, d’appropriation et un enracinement dans le paysage qui l’entoure : les montagnes cévenoles. On revient encore à ces réciprocités brisées. Dans les jardins, les jardiniers fabriquent des espaces dont ils tirent de nouveau fierté.

On ressent également cela dans ton roman « le grand incendie ». Je pense au personnage d’Ianov qui a trouvé dans la forêt sibérienne un moyen de soigner ses blessures de guerre. Je pense également à Asna, contraint à l’exil, par la perte des champs et greniers qui la liaient à son village.

Au fond, on a toutes et tous au fond du cœur un très vieux paysage. Ces liens guident des usages, mais aussi des régimes d’affection. Il y a ici un puissant levier pour inciter chacun à prendre davantage soin du milieu. C’est quelque chose que tu dois également observer en Haute-Loire ?

Tu parles de Ianov, et j’avoue que j’ai tout de suite pensé à lui, quand tu as, dans La Société jardinière, cette phrase très belle et forte : « Lorsque les ruines nous enserrent de toute part, lorsque des paysages aimés sont dévastés, les humains ne se contentent pas de survivre, ils inventent des odyssées uniques. » C’est exactement la même chose ce que je voulais dire avec mon livre !

Ce lien des habitants avec le paysage, je l’ai ressenti très fortement, tout d’abord en venant en  Haute-Loire pour des reportages (pour le projet Une Année en France, en 2011) puis en m’y installant moi-même. Je cite souvent Henry David Thoreau, qui dit qu’avant d’aller voir le monde, il faut « connaître son « square mile » », c’est-à-dire, son propre environnement. Cela m’a beaucoup inspiré pour mon premier livre « Nous sommes les Chardons ».

Mais il ne faut pas l’idéaliser non plus. Il y a aussi des gens qui, bien qu’habitant là, se moquent bien que l’on construise des routes inutiles en rasant des forêts et en coupant des montagnes en deux.

C’est peut-être pour ça que cette fois, dans Le Grand Incendie, j’ai voulu montrer, précisément, ce que cela fait de « perdre son paysage ». Radicalement, à cause de feux qui peuvent emporter des surfaces grandes comme la France, qui ne laissent pas repousser les forêts aussi facilement que les feux « normaux », qui effacent tout point de repère. Comment cela bouleverse le rapport au monde.

Je dis, à un moment, que l’ampleur d’une catastrophe « ne se mesure pas en nombre de terrains de football ravagés », mais au « degré de laideur qu’elle ajoute au monde ». Ça aussi, selon moi, illustre le lien qu’on peut avoir au territoire. Et celui-là est évidemment en dehors du circuit marchant, de l’évaluation économique de la valeur d’une terre, d’une forêt ou d’un centre-ville.

Tout au long de ton livre, tu établis un lien entre crise économique et crise paysagère, est-ce que ça pourrait avoir un lien avec cela ? D’ailleurs, tu ajoutes même que les jardins ouvriers sont une « brèche dans l’architecture libérale de la ville ». Comment ?

Ta question me ramène également à mes anciens travaux, et notamment au livre « Toutes les Couleurs de la Terre » co-écrit avec l’anthropologue et juriste Pierre Spielewoy. Nous avons voulu montrer que nombre de crises sociales et écologiques prennent leur source dans une crise de l’uniformité, une crise de « l’un ». Dit autrement, en appliquant un modèle uniforme d’entreprise, d’aménagement, de projection dans le futur, en modélisant qu’une seule flèche du temps en somme, on laisse sur le bas-côté tous les vivants, humains comme non humains, qui ne veulent ou ne peuvent suivre ce projet.

Cette dynamique d’uniformisation s’observe facilement à l’échelle des territoires. On pourrait résumer leur développement économique à deux grandes politiques totem, à partir desquelles découlent les autres. Les avantages comparatifs d’abord, à partir du tournant de la révolution industrielle. Cette politique a spécialisé chaque région dans une ou plusieurs filières d’excellence. Certaines néanmoins n’ont pas résisté au coup du temps : les hommes du feu, la chaudronnerie, les femmes du fil, le textile, les hommes du noir, le charbon, ont vu leur activité s’écrouler. Par extension, ces territoires, avec une économie essentiellement centrée sur des filières qui n’existent plus aujourd’hui, sont perforés par de nombreux indicateurs de précarité. C’est le cas d’Alès qui répare toujours les blessures de son histoire minière.

Deuxième politique : la métropolisation. Ces grandes villes concentrent les opportunités et les services avec pour risque de placer en vassalité les autres territoires. Mais surtout, la métropolisation standardise la fabrique des imaginaires. Nous avons tendance à associer le progrès et l’émancipation à ces grands centres urbains. C’est un construit politique : il suffit d’aller au cinéma pour se rendre compte que la plupart des films se passent en ville, et comme la France reste un pays centralisé, la plupart des films se passent à Paris ou dans sa proche région. Cela entraîne une non-représentativité culturelle et démocratique de ce qui compose pourtant les trois quarts du pays. Le mouvement des gilets jaunes prend racine dans ces multiples gouffres.

À travers ces deux politiques territoriales, on voit bien comment l’uniformité des modèles économiques (les avantages comparatifs) ou des manières de faire espace (la métropolisation) entraîne des dynamiques de précarité. Uniformité et précarité sont toujours les deux temps d’un même processus.

L’uniformité des mondes prend racine dans plusieurs origines. Il y a la dualité entre nature et culture, cette base philosophique de la plupart des mondes occidentaux, mais aussi un modèle économique qui érode les valeurs d’affection, symboliques, d’héritage qui se trouvent initialement dans des échanges marchands. Au fond, notre modèle économique donne un prix à tout, mais de la valeur à rien pour paraphraser Oscar Wilde. Et cela continue de nous déconnecter les uns des autres, et de nous déconnecter des lieux dans lesquels nous vivons. Et, malheureusement, la fabrique des villes elle-même s’ancre dans ces mêmes dynamiques.

Les jardins à Alès procèdent à un chemin sens inverse. Pour faire face à des difficultés structurelles, certains individus retournent à la terre. Ce retour est motivé d’abord par des raisons économiques : se nourrir, nourrir leur famille, gagner un peu de sous par la vente des produits. Mais au fil de la pratique, un apprentissage se met en place, si bien que cette motivation économique devient indissociable de toute une série de motivations (paysagère, sociale, relationnelle) qui participent à l’émancipation globale des individus. Ils retissent le lien, ils redessinent dans la ville des symboles aimés et appropriés, ils se projettent dans le futur non plus simplement par le prisme du coût de la vie, mais par tout un faisceau de valeurs qui les lient de nouveau à la ville. En cela, ils proposent un modèle alternatif, ils forgent une société du lien, une société jardinière.

Cela rejoint également les idées que tu évoques dans le Grand Incendie. Un paysage dévasté, ce sont des couleurs qui nous quittent et donc une projection qui s’effrite. Mais dans le sens inverse, c’est dans les moments difficiles que de nouvelles trajectoires d’émancipation apparaissent. Face à l’incendie, de nouveaux espoirs se lèvent dans le cœur des personnages. Au point qu’ils trouvent la force de traverser une partie du monde.

Comment as-tu pensé ces liens entre désespoir et nouvelles trajectoires d’émancipation ? Est-ce un parallèle avec ce que nous vivons dans les territoires ?

Je crois bien en effet que tout cela est très proche. Beaucoup de gens, après avoir lu Le Grand Incendie, me demandent pourquoi j’ai écrit un livre si sombre, étouffant presque (la disparition des couleurs comme tu dis, c’est tout à fait ça). Mais en l’écrivant, je n’y pensais même pas. Enfin, bien sûr que je voulais montrer le caractère catastrophique du feu, ses effets destructeurs que l’on observe déjà dans les régions soumises aux mégafeux comme la Californie où l’on voit parfois des sortes de « moulages » des racines des arbres, qui ont brûlé si intensément que même leurs racines ont disparu pour ne laisser que leur empreinte. Métaphoriquement, ça me parle des communautés qui se désagrègent aussi bien dans les flammes que dans les ravages causés par la désindustrialisation néo-libérale. Mais, et c’est un  » gros mais », je voulais l’écrire en montrant, en valorisant, les trajectoires que les gens prennent suite à cette destruction.

Je ne suis pas un tenant du « perfect storm » ou de la « stratégie du choc » qui comme l’a montré Naomi Klein est une stratégie libérale estimant que la destruction des moyens de vie des gens les pousse vers d’autres productions, vers de nouveaux modes de vie insérés dans le libéralisme, mais je voulais écrire ce que j’espère nous serons en capacité de faire si la catastrophe advient : nous regrouper. Bien sûr les chemins de Ianov en Sibérie, Asan au Kurdistan et même Virginia aux Etats-Unis sont semés d’embûches. Virginia subit même ce que subissent par exemple les migrants africains ou même syriens, chez nous : le rejet. Avec cette sempiternelle question qui leur est posée : pourquoi ne restez-vous pas chez vous à reconstruire, à défendre vos maisons. Mais c’est ne pas voir les effets intimes de la destruction et le besoin de trouver ailleurs le secours et un « nouvel horizon ».

Bref, tous ces gens bousculés, toutes ces particules libérées et mises en mouvement par le feu, se retrouvent et s’assemblent. Dans mon précédent livre, j’écrivais, « l’avenir est aux bosquets » et cette fois, je file la métaphore en disant « l’avenir est aux rhizomes» (encore plus fort peut-être, car c’est sous terrain). Voilà, c’est pour cela que j’ai écrit ce livre joyeusement malgré tout : je pense que l’espoir viendra du commun.

Une dernière question peut-être, qui est liée à cette histoire de rhizomes, tu écris que les jardins sont aune « brèche dans l’architecture libérale de la ville » et surtout qu’ils sont bien éloignés des politiques de verdissement des villes qui, elles ne correspondent pas à un « usage » réel des habitants. Est-ce que tu peux préciser ce que cela implique quant à la réussite de ces politiques, ou sur celles qu’il vaudrait mieux mener à leur place ?

Les territoires, en Occident, sont prisonniers des logiques d’attractivités. Pour eux, une ville ou un village qui réussit, c’est forcément un territoire qui attire et qui dispose d’une croissance démographique et économique forte. Le tout est infusé par les théories urbaines néolibérales post-seconde guerre mondiale venant majoritairement des États-Unis. Parmi les hypothèses qui guident ces théories, celles de l’importance des classes créatives : ces individus à forts capitaux sociaux et économiques qui, par leur capacité d’entrepreneuriat et de création, vont tirer l’image et l’économie d’un territoire vers le haut. Dès lors, le Graal pour chaque commune, c’est d’attirer ces classes créatives sur son territoire.

À Alès, cela se ressent tout particulièrement. La ville investit des montants importants dans des filières qu’elle juge stratégiques : un écosystème de start up, son école des mines, un pôle automobile, des filières alimentaires à forte valeur ajoutée… Et il faut avouer que ces différentes entreprises ont eu chacune des succès économiques. Mais là où le bât blesse, c’est que l’investissement dans ces filières concerne des profils professionnels qui ne sont pas toujours sur le territoire. Autrement dit, la mairie, qui n’a pas des budgets extensibles, investit des sommes importantes pour des gens qui ne sont pas là, qui ne viendront peut-être jamais, aux détriments des familles déjà sur le territoire et qui auraient tellement à apporter si on savait les regarder autrement. Les politiques sociales et d’émancipation des populations précaires sont bien présentes, mais par manque d’ambition et d’investissement, elles restent de l’ordre du symbole.

Le cas des jardins familiaux à Alès permet de l’illustrer. La Mairie a également développé des jardins familiaux dans les quartiers HLM de la commune à destination des habitants précaires. Mais les jardins sont petits, 50 m2 par personne. Ce n’est pas suffisant pour dégager de nouvelles opportunités pour les jardiniers. Et plus important encore, des employés de la mairie contrôlent les pratiques, la bonne tenue des jardins, et imposent aux jardiniers de mélanger les plantes potagères avec des plantes à plus-values esthétiques. L’un dans l’autre, le rôle nourricier des jardins est réduit à sa portion congrue. Cela démontre que le déploiement des jardins par la commune correspond davantage à un agenda d’embellissement de la commune à des fins d’attractivité qu’à celui de redonner aux populations précaires un véritable pouvoir d’agir. D’ailleurs, un fait loin d’être anecdotique, les jardins familiaux développés par la mairie sont mis en visibilité sur le site internet de la commune à partir de l’onglet « Alès, ville fleurie ».

Il y a un immense enjeu à rapprocher les différents récits de la commune, celui qu’en fait la mairie et celui qu’en font les populations en situation de précarité. Car certains projets peuvent aller dans le même sens. Les jardins potagers de la ville sur foncier privé (qui peuvent aller jusqu’à 800m2 par personne) participent aussi à fleurir la ville. Mais ils ont ceci en plus qu’ils sont de véritables épaules contre la précarité. Rapprocher ces visions de la ville demande néanmoins de renouer avec une ambition trop peu déployée en France : la démocratie locale. Les maires ont tendance, dans leur immense majorité, à défendre la décentralisation. Mais paradoxalement, à l’échelle de leur territoire, ils construisent une forme de jacobinisme local, elle-même violente pour les habitants et habitantes, et notamment pour les populations en difficulté. Décentralisation et revitalisation démocratique doivent aller de pair pour répondre aux crises des mondes contemporains.

La Société jardinière – Damien Deville – Le Pommier

164 pages – 18 euros

Le Grand incendie – Antonin Sabot – Presses de la Cité

288 pages – 21 euros

Conseil de lecture : Le théâtre carcéral

Je ne connais pas grand-chose au système carcéral.

Comme beaucoup d’entre nous, j’ai été abreuvé de représentations de la prison par les séries et les films américains qui montrent à l’écran des individus monstrueux (le silence des agneaux) ou des univers fantasmés avec leurs promesses d’aventures (à l’instar de prison break).

Un jour, dans un festival, l’association Génépi m’a fait rentrer dans la reconstitution d’une cellule de prison française.  » Imaginez-vous avec 3 ou 4 individus dans ces quelques mètres carrés, pendant plusieurs années ». Une bonne grosse claque, plus puissante que nombre de discussions et argumentaires abolitionnistes pour réaliser la violence du système carcéral.

La lecture du théâtre carcéral d’Alexia Stathopoulos m’a fait le même effet. Grâce à un très gros travail de terrain (notamment une cinquantaine avec détenus, matons et CPIPs sur deux établissements pénitentiaires), l’autrice nous emmène décortiquer ce « théâtre » : les dispositifs d’exclusion physique, sociale, les nouvelles règles de jeu qui s’imposent à chacun·e et enfin les rôles que chacun·e endosse pour survivre à cet univers déshumanisant, qui nie les identités et les individualités des détenu·es, mais aussi des professionnels.

Le livre est pédagogique, simple à lire, factuel, très sourcé. Il nous donne à voir l’absurdité de ce système opaque, indigne, violent, dans une écriture pourtant plus scientifique que militante (il s’agit de la réécriture d’une thèse de sociologie).

A lire en parallèle de la Bande dessinée « perpendiculaire au soleil » (une très belle correspondance avec un condamné à mort américain)

 

Le théâtre carcéral 

Alexia Stathopoulos 

262 pages – 20€ 

Editions du commun 

Know What I Mean, C’est de la bombe bébé

Le rap, j’ai arrêté il y a longtemps. Il peut encore m’arriver d’en parler avec la douce nostalgie de l’amoureux déçu et du réducteur «c’était mieux avant». Aussi me méfiais-je de ce «Know what I Mean» présenté comme une analyse socio-politique du mouvement hip-hop. Après, avec une «Intro» de Jay-Z et «Outro» de Nas (oui comme sur un album, tout le livre est structuré ainsi, avec des «pistes» au lieu des chapitres, des «samples» en guise de références… ce qui est plutôt très réussi), ça restait dans ma génération et je l’ai commencé avec curiosité.
Autant le dire tout de suite, je n’ai pas été déçu. Je voudrais vous faire lire toute l’intro de Jay-Z tellement elle est intelligente et percutante. Et tout le livre est du même acabit. C’est un des essais les plus vivifiants et éclairants que j’ai lu depuis longtemps. Et il ne faut surtout pas craindre d’y trouver une synthèse ou une apologie du rap, cela va bien au-delà. Michael Eric Dyson est un des intellectuels noir-américains les plus reconnus quant à l’analyse de la culture hip-hop mais aussi sur l’histoire et toute la culture noir-américaine en commençant par celle des luttes pour les droits civiques. Et c’est dans cette tradition, dans cette vaste analyse sociologique, politique, économique et culturelle que s’inscrit ce texte sur le hip-hop. Il offre une vision réaliste, radicale, sans concession, des conditions d’apparition du hip-hop et de son accession à la culture de masse.

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Michael Eric Dyson fournit là un travail exigeant, largement à la hauteur des plus grandes travaux universitaires, nourrit de références sérieuses et précises, et l’applique à ce sujet décrié, souvent relégué à de la sous-culture, qu’est le hip-hop.
On découvre ainsi comment cette culture s’est fondée sur «les restes» de la civilisation industrielle (les réparateurs de platines vinyles des riches blancs ont inventé le scrath et le mix) pour inventer une nouvelle expression culturelle «à partir des fragments de la culture dominante». L’auteur en aborde les impacts politique, économique et sociaux, sans cacher les sujets qui dérangent : sexisme, drogue, homophobie, violence, mais en inscrivant tout cela dans une critique précise et juste du système dominant, nourrie des études les plus actuelles sur ces sujets.
Je m’étonne du peu d’écho qu’il a en France dans la presse spécialisée mais aussi dans la presse généraliste qui gagnerait à enlever un peu ses œillères, car Know What I Mean est un livre que tout amateur de hip-hop devrait lire, mais aussi toute personne désireuse de comprendre tout ce pan essentielle de la culture noire-américaine, qui a en réalité dépassé son seul cadre pour toucher à l’universalité.
Oui, pour paraphraser Nas (je me fais plaisir !), Know What I Mean «fait battre à nouveau le cœur du hip-hop», mais il propose aussi des réponses à bien des questions contemporaines.

Know what i mean ? réflexions sur le hip-hop
de Michael Eric Dyson
(préface Jay-Z ; postface Nas ; traduction conjointe Julien Bordier et Doroteja Gajic)

Bpm Editions – 15 euros

Antonin

« Nous sans l’Etat » et « Rester Barbare » : les Barbares, c’est nous

Un de mes grands plaisirs de libraire est d’établir des correspondances entre les livres. Je rêve d’une librairie (ou d’une bibliothèque personnelle) dans laquelle tous les ouvrages seraient reliés par le fil magique d’une correspondance, d’un renvoi les uns vers les autres. Car les livres se répondent, se parlent, se posent en miroir les uns des autres. Mais pour moi, le lien le plus fort est celui de la filiation. Comme si chaque livre faisait suite au précédent, reprenait le propos là où l’autre l’aurait laissé. J’aime à naviguer d’un ouvrage à l’autre en me disant qu’ils sont une cordée à l’assaut d’un Everest et qu’ils ne le graviront qu’en se passant le relais.

Aussi, quand on découvre coup sur coup deux livres qui se relaient ainsi parfaitement, c’est un grand bonheur d’abord de les lire, puis de les poser sur la table de la librairie et de les proposer à d’autres lecteurs.

C’est le cas des deux ouvrages publiés récemment que sont Nous sans l’État de Yasanaya Elena Aguilar Gil et Rester Barbare de Louisa Yousfi.

Le premier est un livre qui ouvre l’esprit, qui donne à voir la question décoloniale par les yeux d’une militante Mixe de langue ayuujk. Il pose avec précision et sans compromis les questions de l’identité et de l’appartenance. De la façon dont les Etats-Nation imposent une identité qu’ils construisent de toute pièce et de comment ils s’en servent comme un outil de répression. L’intérêt de ce livre est qu’il pose la possibilité de réfléchir en dehors du cadre de l’État et de ses institutions quand nous, Européens acclimatés au nationalisme, avons oublié cette liberté. Oui, il y a des peuples qui n’ont pas d’État (hors celui que le colonialisme leur a imposé) et qui préfèrent ne pas en avoir, qui veulent fonctionner hors de ce système qui se révèle le plus souvent pyramidal et écrasant.

La relative facilité de ce livre (entendez facilité à entendre et accepter son propos) vient du fait que Yasnaya Elena Aguilar Gil nous parle de loin. Elle s’en prend à l’État assimilationniste, au dogme d’une République unie et indivisible (comme le déclare le Mexique dans sa constitution, mais vous me voyez venir) depuis un pays lointain, une République que nous aurions tendance à considérer comme faillie et il nous est facile de nous ranger du côté des « gentils indiens » persécutés de l’autre côté de l’Atlantique et qui ne veulent pas s’intégrer au modèle qu’on leur propose.

C’est là que Louisa Yousfi et son «Rester Barbare prend le relais. Un court mot sur le titre puisqu’il peut paraître énigmatique, mais court, car l’autrice l’explique forcément mieux : il s’agit d’une réflexion de Kateb Yacine, l’écrivain algérien, qui expliquait avoir tant à dire aux « civilisés » que nous sommes, qu’il devait garder une « part de barbarie » pour pouvoir l’exprimer.

Louisa Yousfi reprend ses termes et s’en sert d’analyse politique (dans la droite ligne du Parti des Indigènes de la République, le PIR), ou plutôt de programme politique. Et là, le lien est évident avec Nous sans l’État. Tout comme les Indiens du Mexique, elle pense que les Noirs et Arabes de France souffrent conjointement de l’assimilationnisme et du rejet, ce qui les détruit s’ils tentent de s’intégrer. Soit qu’ils en perdent leurs racines, soit qu’ils demeurent relégués à être des sauvages. Louisa Yousfi refuse d’être la « bonne sauvage » des dominants. Pour elle, la clé du « devenir humain » est, comme Kateb Yacine le pressent, de « rester barbare ». Pour étayer sa thèse, elle propose plusieurs analyses littéraires, dont la plus marquante demeure, à mes yeux, celle de Fin d’un primitif de Chester Himes (qu’on a aussi le plaisir de vous proposer à la librairie). Mais là encore c’est peut-être parce que ce livre parle des États-Unis et que l’on a beaucoup moins de mal à voir combien ce pays s’est construit sur des postulats racistes et que l’on peine à accepter qu’il en va en partie de même en France (les Arabes étant nos « Nègres », pour parler crûment). Tout au long du livre, Louisa Yousfi cherche une position qui lui semble tenable, et c’est dur de voir qu’elle n’en accepte aucune. Dur pour ceux qui croiraient en un idéal républicain et armés de toute la bonne volonté intégrationniste du monde. Les icônes littéraires qu’elle convoque, principalement issues du rap (Booba et PNL, dont on regrettera une exégèse peut-être un peu longuette) ont délibérément choisi la voie de la « Bararie », mais c’est pour mieux prouver, comme le disait Lévi Strauss (bizarrement absent de ce livre) « qu’il n’y a de barbares que ceux qui croient en la barbarie ». Bref, les Barbares, c’est nous.

Nous sans l’État – Yasanaya Elena Aguilar Gil
Éditions Ici Bas – 144 pages – 15 €

Rester Barbare – Louisa Yousfi

La Fabrique – 160 pages – 10 euros

 

13 mai, RDV féministe du printemps : Notre-Corps Nous-mêmes, la santé pour et par les femmes

Vendredi 13 mai à partir de 19h, Pied-de-Biche migre à la ferme des Fromentaux (Retournac)
N’oubliez pas notre RDV féministe de ce printemps!!!
La rencontre avec Mounia El Kotni et Naïké Desquesnes, deux membres du collectif « Notre corps, nous-mêmes » qui a réactualisé le manuel de santé des femmes du même nom paru dans les années 70.
 » Ce manuel pourra accompagner les femmes dans les différentes expériences de leur vie (règles, sexualités, accouchements, ménopause, prise de conscience de son corps, choix de vie, travail…) et les aider à se défendre contre les injonctions et les violences patriarcales dans la sphère intime, institutionnelle ou publique. Nous avions envie de rendre accessible une information fondée et bienveillante, de reconquérir ce terrain, de disposer d’un livre de confiance qui soit transmissible à nos filles, nos sœurs, nos mères, nos amies, nos compagnes… dès l’adolescence et jusqu’à la vieillesse. » (https://www.notrecorpsnousmemes.fr/a-propos)

Soirée en non-mixité
entrée libre/ grignotage prix libre de 19h à 20h
adhésion à l’association: 5 euros
adresse: Ferme des Fromentaux
Le Mazel, 43130 Retournac.

Conseil lecture : Comment s’occuper un dimanche d’élection, de François Bégaudeau, aux éditions Divergences

« Si l’attribution du label démocrate à un pays incluait dans ses critères, non plus seulement la liberté d’expression, mais aussi la capacité effective de ses habitants à peser sur la distribution des richesses, sur les pratiques de l’élevage industriel, sur l’autorisation de commercialiser un médicament, sur l’achat par des promoteurs de parcelles du littoral, (…) la France ne l’obtiendrait pas. Aucun pays ne l’obtiendrait. »

François Bégaudeau est un rhéteur. Aussi ne faut-il pas le croire lorsqu’il déclare au début de « Comment s’occuper un dimanche d’élection » qu’il pratique l’abstention sans la professer, qu’il se moque bien de savoir qui vote ou ne vote pas. C’est tout l’inverse qu’il fait avec ce livre.

Au départ débonnaire quant au sujet du vote, le texte se prétend d’abord une défense de ceux qui ne veulent pas voter, ou plutôt une adresse à ceux qui leur rebattent les oreilles avec le « devoir citoyen » que serait le vote. En cela, difficile de ne pas être d’accord avec l’auteur, le vote ne fait pas la démocratie, les exemples ne manquent pas, même aujourd’hui (ou surtout aujourd’hui ?) de régimes autoritaires parvenus au pouvoir par la voix des urnes.

Et ne venez pas chatouiller Bégaudeau en lui rappelant que « quand même, on a la liberté d’expression ». Il se ferait clair : sans pouvoir d’agir, elle ne sert pas à grand-chose votre liberté d’expression (demandez aux Gilets Jaunes). D’ailleurs vu son goût pour une sorte de situationnisme, on aurait presque préféré en lever le « S’»  à « s’occuper » pour ne garder que « Comment occuper un dimanche d’élection » (en mode barricades vous voyez?).

Jusque là, on reste dans le domaine du facile, de l’accepté par presque tous, des arguments auxquels les défenseurs du vote savent rétorquer. On vous fait pas un dessin, vous avez sûrement déjà entendu. Mais, là, le Bégaudeau, il fait ça pour amadouer le votant, pour le mettre en condition. Car ensuite, la critique est plus sévère et franche, plus intéressante aussi. Au vote isolé (on pourrait dire isolant), l’auteur oppose le vote en situation et tous les engagements politiques qui eux ont un vrai sens, car au fil des pages, il fait remarquer qu’on ne dit rien en votant, ou plutôt que l’on peut dire tout et son contraire, ce qui est finalement pire.

Déjà, on entend des gens dans le fond qui rouspètent, il faut dire que la propagande électoraliste nous a tous pris tout petit. Et « gens qui sont morts pour ça », et «  si tous les gens de gauche votaient, on gagnerait » (merci Maurice) et « dans les dictatures ils seraient bien contents de voter », on s’arrêtera là, la liste est longue et vous la connaissez. Bégaudeau répond à tout cela avec le sens de la formule qu’on lui connaît −celui qui permet parfois de se passer d’une analyse de fond quand le mot est bon−, mais qu’importe, c’est aussi ce qui fait l’intérêt de ce livre : il est une réponse percutante et sans concession pour ceux qui en ont marre qu’on les prenne pour des dindons et qui ont bien vu que le jeu électoral (car c’est bien souvent par jeu que l’on vote encore et là-dessus Bégaudeau n’a rien à reprocher) est fait par et pour les puissants, qu’il n’a rien d’une concession démocratique si aucun contrôle ne s’exerce après lui, ne fait pas progresser la démocratie voire la fait reculer et finit structurellement par amener les plus droitistes des candidats au pouvoir.

Voilà. Rhéteur je vous disais, François Bégaudeau, car au début de son texte, il voulait vous faire croire que ça lui en touchait une sans faire bouger l’autre, que vous votiez, à la fin vous aurez compris que ce qu’il veut dire, c’est bien que le vote est précisément le vol du pouvoir du peuple (= de la démocratie, pour ceux qui suivent un minimum).

Allez, comme il faut bien un brin d’optimisme dans tout essai digne de ce nom, on partira avec l’idée que finalement, la France de ceux qui ne votent pas (sans compter tous ceux qui n’ont pas le droit même s’ils vivent ici, travaillent ici… non, mais là, soyons sérieux, on vous parle de ceux qui auraient le droit et ne le font pas) est parfois bien plus citoyenne et politisée que celle qui vote, si elle se donne la peine de peser sur la vie de son entreprise, d’aller voir son maire de temps en temps, de réclamer haut et fort ce qu’elle veut vraiment, bref de s’investir, au-delà de deux fois cinq minutes dans l’isoloir tous les cinq ans.

Antonin

Comment s’occuper un dimanche d’élection, de François Bégaudeau, éditions Divergences.

Sortie le 11 mars 2022 (comme ça ça vous donne encore le temps de ne pas aller voter).

14 euros