Conseil lecture : Il faudra faire avec nous, de Lë Agary

Alors te voilà plongé dans le Black Bloc. Ou dans l’opération de sabotage de station d’essence. T’as le cœur qui bat. Fort les battements, hein. Ça va vite devant toi, les keufs ou les copains, ça va vite. Mais t’as l’habitude. Tu connais toutes les combines, depuis le moyen d’éviter les caméras de surveillance, à celui de forcer l’ouverture des panneaux publicitaires pour un petit nettoyage de l’espace public.

Ça y’est ? T’y es ?

Alors c’est que tu as entre les mains le bouquin de Lë Agary, « Il faudra faire avec nous ». L’éditeur (la maison Les Étaques, qu’on adore à PBMP pour son approche entre les sciences sociales et la littérature, on vous l’a déjà dit ici), présente le texte comme « un manuel de sabotage déguisé en roman ou, plutôt un roman déguisé en manuel de sabotage ». Suivant qu’on se trouve d’un côté ou l’autre du pavé, on préférera l’une ou l’autre interprétation. En tout cas, on ne vous conseillera pas officiellement de suivre les exemples de la narratrice du livre (Black bloc donc, pour faire vite), d’abord parce que c’est interdit, mais aussi parce que les cascades ont l’air bien risquées. Fun, mais risquées.

L’écriture est incisive. Vive. « On va pas faire de belles belles phrases », disait il y a quelques années la rappeuse Casez à propos de son rap hardcore. C’est pareil ici. Les mots s’inversent souvent, les phrases courtes se percutent comme les idées défilent dans la tête de la narratrice. On aime ou pas, mais on est forcément bousculé et c’est l’effet recherché. C’est parfois un peu dur à suivre comme un langage dont on n’aurait pas le code, mais comme le livre est très court, on s’en sort. Et puis ça bouge de manière assez jubilatoire alors on s’accroche aux basques de la narratrice en priant pour éviter la sortie de route.

On aurait aimé quelques moments de pause, pour prendre un peu le temps de la réflexion, voire pour capter quel est l’enjeu de cette folle course en avant. On en chope un ou deux à la fin, tous petits, mais beaux (« Nous désorganisons, nous déboulonnons, nous désorientons. Nous n’attendons plus rien de ton monde et l’aidons à s’effondrer. »). À part ça, il est légèrement autoréférentiel le bouquin, alors il n’est peut-être pas pour tout le monde. Ou alors si. Nous, on va le conseiller à des gens qui sont à des lieux de ça, «  pour que ça devienne banal, tellement banal que n’importe qui osera enrayer la planche à billets », dit à un moment la narratrice.

Antonin

Il faudra faire avec nous, Lë Agary, éditions Les Etaques

sortie le 25 février, 10 euros.

 

Conseil de lecture : Subtil Béton, par « Les Aggloméré.e.s »

Conseil de lecture

J’ai fini Subtil Béton il y a plusieurs jours, mais j’ai du mal à en parler de manière directe. Ce roman n’entre dans aucune case, ne correspond pas aux schémas classiques que l’on attend de la science-fiction. C’est comme si, pour l’aborder, il fallait prendre plusieurs chemins différents, les parcourir dans différents sens, sans que janais, depuis aucun point de vue, on ne puisse en saisir la globalité.

Cela est sûrement dû, en partie au moins, au mode d’écriture particulier de ce livre, dont les autrices livrent d’ailleurs un aperçu éclairant dans leur post-face. Ce texte a été rédigé au fil de quinze ans (oui oui, entre 2007 et 2022) d’ateliers de discussions féministes puis d’ateliers d’écriture. En ce sens, il se rapproche du livre « Bâtir Aussi » par le collectif « les Ateliers de l’Antémonde », auquel il revendique une certaine proximité. D’ailleurs l’argument, de manière amusante, en est l’exact inverse : dans « Bâtir aussi », une révolution avait fait chuter l’État autoritaire, la police et l’armée, et les personnages devaient se débrouiller avec leur Utopie autonomiste et ses limites, une sorte de « on a gagné, mais ça va pas être si facile qu’on le croyait ». Subtil Béton part d’un postulat exactement inverse. Cette fois, la révolution a échoué, a fini dans le sang et a laissé libre cours à l’autoritarisme et au technocontrôle d’un État soit disant écolo autoritaire, mais surtout fasciste-capitaliste, et les personnages doivent trouver un moyen de continuer à vivre et à lutter.

Ce qui est intéressant, mais déstabilisant pour le lecteur habitué à de la SF plus classique (même queer ou rêveuse), c’est que la narration s’attarde bien plus sur les relations entre les personnages, sur leurs états d’âme et leurs aspirations que sur le système qui les entoure. On passe beaucoup de temps aux côtés des personnages dans des réunions qui sentent le vécu d’autrices ayant participé à des mouvements de squat (elles se sont rencontrées, expliquent-elles aux Tanneries de Dijon et ceux qui ont lu l’infokiosque « La fabrique artisanale des conforts affectifs » retrouveront une part du propos). Rien de « sexy » (quel mot horrible dans ce contexte) ou fascinant dans les descriptions du technocontrôle ni de romantisme dans les vies de résistances que mènent les personnages. Le texte est comme râpeux, on se sent parfois englué dans les squats menacés d’expulsion avec leurs habitants risquant les « centres d’assimilation » dans lesquels on risque plutôt la mort que de signer un contrat d’accueil républicain. Bref, ça fait froid dans le dos, mais ça ne rend pas fougueux comme la « Zone du dehors » ou « Les Furtifs » d’Alain Damasio. Vous pensez que je critique ? Non, au contraire, c’est ainsi que c’est sûrement plus rée : boueux, froid et inconfortable.

Après un petit ventre mou que j’expliquerai par le foisonnement d’idées venues de la très longue période de maturation du texte (tu peux pas passer quinze ans sur un livre et couper les 2/3 de ce que tu voulais dire), le texte n’échappe pas à une petit envolée vers la fin, avec une sorte de coup d’éclat qui ouvre des perspectives à la lutte. Mais c’est sans le virilisme et les coups de massue auxquels on a parfois droit dans ce genre. C’est même plutôt poétique et rafraîchissant.

PS: À noter qu’un site bien foutu, https://subtilbeton.org/ complète la lecture de ce livre et en livre nottament plein de référence. Pour ma part, j’avoue que j’avais trouvé que Bâtir Aussi, Dorothy Allisson (les plus facile) et l’infokiosque cité plus haut.

Antonin