Conseil de lecture : Rot-bo-Krik, une anthropologie du soi

C’est toujours un moment particulier de découvrir une nouvelle maison d’édition. On plonge dans une manière de présenter des textes, de les choisir pour les mettre en avant. On découvre une manière de voir le monde.

Ainsi de la maison Rot-Bo-Krik qui vient tout juste d’être lancée et qui présente déjà deux textes singuliers et forts : Dieu t’a créé, tu as crié… ! et Archéologie des trous.

Le premier Dieu t’a créé, tu as crié… ! Est, selon les mots de l’éditeur « un texte hybride, poétique et politique ». Je ne saurais dire mieux. Ce texte est une anthropologie des peuples marrons de Guyane, écrit par Michel Alimeck, lui-même Saramaca, un des peuples marrons de Guyane. Il est d’une précision exquise sur la vie, les pensées, les usages en cours dans cette communauté et c’est un plaisir de s’y plonger −sans forcément le lire d’une traite d’ailleurs, on peut allègrement piocher ici ou là− tant il s’abreuve à la poésie d’une cosmogonie qui nous est malheureusement trop souvent étrangère. En s’y plongeant, on a l’impression de découvrir la vie de cousins éloignés, d’amis (tant la proximité s’établit) dont on aurait jusque-là ignoré l’existence. Il y a là de quoi s’ouvrir à d’autres vies que la nôtre, et c’est à cela , sinon à rien, que sert la littérature.

À noter que ce livre avait déjà été publié, mais à compte d’auteur, et qu’il ne devait être que rarement connu en-dehors des cercles militants guyanais. C’est d’ailleurs, m’a expliqué l’éditeur, par cette voie que ce texte reparaît aujourd’hui.

Le second texte est d’une force rare. Autant le dire tout de suite, Archéologie des trous de Stacy Hardy est le meilleur livre de fiction que j’ai lu depuis fort longtemps, en tout cas, celui qui m’a le plus remué, le plus touché. Dès les premières lignes de ce recueil de nouvelles, on sait que l’on n’en sortira pas indemne, qu’il va venir nous bouleverser et nous remuer au plus profond. Jugez plutôt : dans la première nouvelle, on écoute une médecin légiste qui fait sa propre autopsie après avoir été assassinée et enterrée à la va-vite, on poursuit avec le récit d’une jeune femme vivant littéralement dans une vache et qui décrit toutes les sensations que cela lui procure avec un effet de réalisme qui nous fait tout ressentir à sa place. C’est précisément ce qui est si fort dans ce livre. Il  mêle fantastique délirant (plus fort et imaginatif que bien des livres de Science Fiction ou de Fantasy, pourtant présentés comme la « littérature de l’imaginaire ») et réalisme très cru (il n’oscille pas de l’un à l’autre, attention, c’est vraiment les deux à la fois). C’est probablement aussi ce qui est le plus dérangeant : on se gratte quand quelque chose démange les personnages, on se fait mordre avec eux quand ils se donnent aux rats. Ce livre provoque parfois un certain malaise, aussi il ne sera peut-être pas à mettre dans toutes les mains, mais est-ce que cela ne rejoint pas, par la pure fiction cette fois, le rôle de la littérature, de nous faire sortir de nous et de proposer une vision du monde que l’on n’attendait pas ?

Là encore, il fallait une connaissance aiguë de la littérature sud-africaine pour dénicher ce texte. Et ce n’est pas un hasard qu’il ait été proposé par Dominique Malaquais, co-fondatrice de la maison Rot-Bo-Krik, historienne de l’art spécialiste de l’Afrique, chercheuse et politiste (décédée en 2021), qui était amie de Stacy Hardy et a travaillé avec elle au lancement de la revue artistique Chimurenga (https://chimurengachronic.co.za). Encore de nombreuses pistes qu’il nous faudra arpenter.

Antonin

Dieu t’a créé, tu as crié… ! : Une histoire des Guyanes

Michel Alimeck

– Rot-Bo-Krik – 11 €

Archéologie des trous

Stacy Hardy

traduit par Élisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy

Rot-Bo-Krik – 11 €

Conseil de lecture : Le Chomor (pour se mettre la tête à l’envers)

Ça fait souvent bien de dire qu’on ne sait pas trop par où commencer une chronique d’un livre. Que l’ouvrage que l’on s’apprête à mettre en lumière est trop dense, trop riche et plein d’idées pour savoir par où le prendre. Souvent, c’est de la frime (un bouquin, ça se commence par le début et c’est tout et ça se prend par la tranche, voilà). C’est pour bien faire remarquer que oui, ce bouquin compliqué, ce « livre univers », on se l’est tapé et on en est le chroniqueur avisé et introduit (parce qu’en plus on l’a reçu en service de presse et donc on l’a pas payé, vous comprenez, « on » est un prescripteur).

Eh bien pourtant, le livre de Martin Mongin, Le Chomor, a un peu de ça. Je pourrais vous le résumer, mais ça ne lui rendrait pas justice (hey, même le résumé d’un livre de Philippe Roth ça peut ressembler à une mauvaise série). Ce qui fait le sel et l’attrait de ce livre complètement dingue (oui oui, je pèse mes mots), c’est la manière dont il emmène le lecteur plus loin qu’il l’aurait jamais accepté avec un autre roman. Je ne sais pas comment fait ce type (l’auteur), mais il vous sort les rebondissements les plus barges sans jamais vous perdre.

Allez, je vous fais quand même l’histoire de base, mais franchement ne vous arrêtez pas à ça : une sorte de groupe clandestin entreprend de renverser l’hydre capitaliste, laquelle se trouve être réellement une sorte de monstre (oui je dis beaucoup de fois « une sorte », mais c’est parce qu’on ne sait jamais vraiment d’où toute provient ni ce que sont réellement les choses – vous avez compris : ce livre joue avec la réalité, il y a du Philip K.Dick là-dedans) dont il faut trouver différents points faibles qui, s’il sont correctement frappés comme un point vital aux arts martiaux, finiront par le détruire. Le dernier de ces points vitaux étant le fameux « Chomor » (le nom duquel étant explicité, mais là, ça prendrait vraiment trop de temps à expliquer là).

Au fil des chapitres voir des pages, le texte passe d’un genre à l’autre. Ça fourmille de références et de clin d’œil que l’on peut choisir de ne pas relever, mais qui sont en général assez drôle quand on capte. Mais bien sûr, on ne capte pas tout, et ce n’est finalement pas si grave. Mais surtout, le texte passe d’un genre à l’autre, à chaque nouvelle page on pense avoir compris où nous mène l’auteur et dans quel bateau il nous a embarqués, mais en vrai, non. Au chapitre suivant cela change et l’on saute allègrement du thriller fantastique, au film de Science-Fiction, voire d’horreur en passant par le livre dont vous êtes le héros, dans la peau d’une mairesse voulant remporter le prix de la ville la plus «SmartCity », dans une description qui ne déplairait pas à Damasio (tout en le faisant passer pour un théoricien pas fun). En parlant de Damasio, ceux qui ont lu Les Furtifs se souviennent sans doute avec une petite lueur d’envie dans les yeux du philosophe Varech planqué dans son château d’eau à théoriser la quatrième révolution prolétarienne alliée aux animaux. Eh bien sachez que Le Chomor contient un Varech puissance 12, en la personne de Jean-Philippe Voruz, hyper théoricien de la chute du capitalisme (qui a publi ses livres chez La Tempête, un éditeur qu’on aime bien à PBMP même si on comprend pas tout) et dont il ne faudrait pas parler à BHL au risque qu’il croie que Jean-Michel Voruz existe vraiment (comme son Jean-Baptiste Botul) et qu’il n’aille chanter ses louanges dans tous les JT, la chemise grande ouverte et les cheveux au vent.

Il faut dire, à la décharge de BHL que le livre joue sacrément avec le réel, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de vrai là-dedans. Je dois avouer m’être surpris à aller vérifier certains trucs sur Internet pour en avoir le cœur net. Autant vous dire que je n’en ressors pas net du tout.

Bref, ce livre oscille entre la rencontre de Donjons et Dragon avec le Da Vinci Code (je dis ça comme ça, je l’ai pas lu), ou plutôt entre Thomas Pynchon et le Seigneur des Anneaux, euh, non X-Files et La Zone du Dehors ou L’insurrection qui vient  et un bout du Déchronologue (gros clin d’œil pour ceux qui ont lu ce livre admirable, pour les autres on l’a toujours en stock à la librairie car on l’adore). Bon, en fait, on s’y perd, et c’est super bon.

Antonin

Le Chomor – Martin Mongin – Éditions Tusitala – 600 pages – 23 euros

PS : à noter pour les libraires de PBMP (oui on se parle entre nous via ce blog) qu’on pourra même le vendre en « régionalisme » si on nous demande, puisqu’une partie de l’intrigue se joue dans le Meygal. Gros plus commercial donc, on sait que le terroir ça vend !

« Nous sans l’Etat » et « Rester Barbare » : les Barbares, c’est nous

Un de mes grands plaisirs de libraire est d’établir des correspondances entre les livres. Je rêve d’une librairie (ou d’une bibliothèque personnelle) dans laquelle tous les ouvrages seraient reliés par le fil magique d’une correspondance, d’un renvoi les uns vers les autres. Car les livres se répondent, se parlent, se posent en miroir les uns des autres. Mais pour moi, le lien le plus fort est celui de la filiation. Comme si chaque livre faisait suite au précédent, reprenait le propos là où l’autre l’aurait laissé. J’aime à naviguer d’un ouvrage à l’autre en me disant qu’ils sont une cordée à l’assaut d’un Everest et qu’ils ne le graviront qu’en se passant le relais.

Aussi, quand on découvre coup sur coup deux livres qui se relaient ainsi parfaitement, c’est un grand bonheur d’abord de les lire, puis de les poser sur la table de la librairie et de les proposer à d’autres lecteurs.

C’est le cas des deux ouvrages publiés récemment que sont Nous sans l’État de Yasanaya Elena Aguilar Gil et Rester Barbare de Louisa Yousfi.

Le premier est un livre qui ouvre l’esprit, qui donne à voir la question décoloniale par les yeux d’une militante Mixe de langue ayuujk. Il pose avec précision et sans compromis les questions de l’identité et de l’appartenance. De la façon dont les Etats-Nation imposent une identité qu’ils construisent de toute pièce et de comment ils s’en servent comme un outil de répression. L’intérêt de ce livre est qu’il pose la possibilité de réfléchir en dehors du cadre de l’État et de ses institutions quand nous, Européens acclimatés au nationalisme, avons oublié cette liberté. Oui, il y a des peuples qui n’ont pas d’État (hors celui que le colonialisme leur a imposé) et qui préfèrent ne pas en avoir, qui veulent fonctionner hors de ce système qui se révèle le plus souvent pyramidal et écrasant.

La relative facilité de ce livre (entendez facilité à entendre et accepter son propos) vient du fait que Yasnaya Elena Aguilar Gil nous parle de loin. Elle s’en prend à l’État assimilationniste, au dogme d’une République unie et indivisible (comme le déclare le Mexique dans sa constitution, mais vous me voyez venir) depuis un pays lointain, une République que nous aurions tendance à considérer comme faillie et il nous est facile de nous ranger du côté des « gentils indiens » persécutés de l’autre côté de l’Atlantique et qui ne veulent pas s’intégrer au modèle qu’on leur propose.

C’est là que Louisa Yousfi et son «Rester Barbare prend le relais. Un court mot sur le titre puisqu’il peut paraître énigmatique, mais court, car l’autrice l’explique forcément mieux : il s’agit d’une réflexion de Kateb Yacine, l’écrivain algérien, qui expliquait avoir tant à dire aux « civilisés » que nous sommes, qu’il devait garder une « part de barbarie » pour pouvoir l’exprimer.

Louisa Yousfi reprend ses termes et s’en sert d’analyse politique (dans la droite ligne du Parti des Indigènes de la République, le PIR), ou plutôt de programme politique. Et là, le lien est évident avec Nous sans l’État. Tout comme les Indiens du Mexique, elle pense que les Noirs et Arabes de France souffrent conjointement de l’assimilationnisme et du rejet, ce qui les détruit s’ils tentent de s’intégrer. Soit qu’ils en perdent leurs racines, soit qu’ils demeurent relégués à être des sauvages. Louisa Yousfi refuse d’être la « bonne sauvage » des dominants. Pour elle, la clé du « devenir humain » est, comme Kateb Yacine le pressent, de « rester barbare ». Pour étayer sa thèse, elle propose plusieurs analyses littéraires, dont la plus marquante demeure, à mes yeux, celle de Fin d’un primitif de Chester Himes (qu’on a aussi le plaisir de vous proposer à la librairie). Mais là encore c’est peut-être parce que ce livre parle des États-Unis et que l’on a beaucoup moins de mal à voir combien ce pays s’est construit sur des postulats racistes et que l’on peine à accepter qu’il en va en partie de même en France (les Arabes étant nos « Nègres », pour parler crûment). Tout au long du livre, Louisa Yousfi cherche une position qui lui semble tenable, et c’est dur de voir qu’elle n’en accepte aucune. Dur pour ceux qui croiraient en un idéal républicain et armés de toute la bonne volonté intégrationniste du monde. Les icônes littéraires qu’elle convoque, principalement issues du rap (Booba et PNL, dont on regrettera une exégèse peut-être un peu longuette) ont délibérément choisi la voie de la « Bararie », mais c’est pour mieux prouver, comme le disait Lévi Strauss (bizarrement absent de ce livre) « qu’il n’y a de barbares que ceux qui croient en la barbarie ». Bref, les Barbares, c’est nous.

Nous sans l’État – Yasanaya Elena Aguilar Gil
Éditions Ici Bas – 144 pages – 15 €

Rester Barbare – Louisa Yousfi

La Fabrique – 160 pages – 10 euros

 

Conseil de lecture : Lettres à Clipperton


D’Irma Pelatan, nous sommes déjà à PBMP de grands défenseurs du premier roman : L’odeur de chlore. Nous aimions sa manière fine et forte à la fois de mélanger l’intime et l’histoire, la subtile dramaturgie emmenant le lecteur, sans avoir l’air d’y toucher, vers un climax déroutant.


Toutes ces qualités, on les retrouve dans son second ouvrage, Lettres à Clipperton. Un roman épistolaire très original basé sur une série de contraintes très oulipiennes, dont la principale fut celle de s’adresser à « tout résidant » d’une île (Clipperton, donc) qui ne possède pas d’habitants. Ou plutôt si, elle « possède » beaucoup de monde, cette île, ou plutôt elle les obsède. À commencer par l’autrice elle-même, qui au fil des pages embarque avec elle le lecteur dans une sorte d’obsession dont les motifs sont au début assez nébuleux, comme découpés dans une brume épaisse, qu’Irma Pelatan s’attache à dissiper missive après missive, avec un sens du suspense non négligeable.


En réalité, on oublie vite les contraintes que s’est imposées l’autrice (même si elles valent leur pesant de sable clippertonien – nous n’en dirons pas plus, car c’est une gourmandise de les découvrir dans la postface du livre), pour se laisser prendre dans ce récit à la fois intime et universel de la découverte d’un territoire inhabité et relevant presque du rêve, du fantasme.


Un livre que l’on dévore en quelques jours à peine et qui, comme son précédent ouvrage, délivre bien des surprises.


Ajoutons que le livre est agrémenté d’une série de photos par les artistes Hesse et Romier, pour lesquelles certains amateurs dont nous faisons partie auraient aimé un plus bel écrin. Oui, le livre aurait peut-être été plus cher avec une impression de meilleure qualité, mais ces photos (et ces artistes) le méritaient sans aucun doute (de même qu’une possible mention en couverture). Reste qu’elles font là un bon « bonus », à ce livre, un autre regard sur cette île mystérieuse et magnétique.

Antonin

Lettres à Clipperton – Irma Pelatan – La Contre Allee (08/04/2022)

224 pages – 21,00 €

Dans les poches des biches, le 5 mars à 15h30

On pense toujours « Lire est un plaisir solitaire », on dit toujours « J’ai jamais le temps de lire », et puis encore « J’ai mieux à faire, tiens ! qu’est-ce qu’on dit sur l’Ukraine ? et on se plonge un certain temps sur son smartphone », et pourtant Fernando, qui en a lu d’autres, nous dit « la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. » Et bien voilà, nous DANS LES POCHES DES BICHES, on fera un détour par la littérature ukrainienne samedi prochain, mais pas que, et on t’attend, toi, avec tes bouquins : romans, bd, essais, Jeunesse, dans un grand mélange de lectures, d’idées, d’émotions et de youkaïdi, youkaïda.

C’est tout les premiers samedi du mois,  salle du hublot et si tu veux juste passer un moment au chaud au milieu de livres, t’es (aussi) au bon endroit.
À samedi prochain, 5 mars, à 15h30, le club des bich’

Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clés magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. » Sur la lecture, M. Proust, ed Sillages

Conseil lecture : Comment s’occuper un dimanche d’élection, de François Bégaudeau, aux éditions Divergences

« Si l’attribution du label démocrate à un pays incluait dans ses critères, non plus seulement la liberté d’expression, mais aussi la capacité effective de ses habitants à peser sur la distribution des richesses, sur les pratiques de l’élevage industriel, sur l’autorisation de commercialiser un médicament, sur l’achat par des promoteurs de parcelles du littoral, (…) la France ne l’obtiendrait pas. Aucun pays ne l’obtiendrait. »

François Bégaudeau est un rhéteur. Aussi ne faut-il pas le croire lorsqu’il déclare au début de « Comment s’occuper un dimanche d’élection » qu’il pratique l’abstention sans la professer, qu’il se moque bien de savoir qui vote ou ne vote pas. C’est tout l’inverse qu’il fait avec ce livre.

Au départ débonnaire quant au sujet du vote, le texte se prétend d’abord une défense de ceux qui ne veulent pas voter, ou plutôt une adresse à ceux qui leur rebattent les oreilles avec le « devoir citoyen » que serait le vote. En cela, difficile de ne pas être d’accord avec l’auteur, le vote ne fait pas la démocratie, les exemples ne manquent pas, même aujourd’hui (ou surtout aujourd’hui ?) de régimes autoritaires parvenus au pouvoir par la voix des urnes.

Et ne venez pas chatouiller Bégaudeau en lui rappelant que « quand même, on a la liberté d’expression ». Il se ferait clair : sans pouvoir d’agir, elle ne sert pas à grand-chose votre liberté d’expression (demandez aux Gilets Jaunes). D’ailleurs vu son goût pour une sorte de situationnisme, on aurait presque préféré en lever le « S’»  à « s’occuper » pour ne garder que « Comment occuper un dimanche d’élection » (en mode barricades vous voyez?).

Jusque là, on reste dans le domaine du facile, de l’accepté par presque tous, des arguments auxquels les défenseurs du vote savent rétorquer. On vous fait pas un dessin, vous avez sûrement déjà entendu. Mais, là, le Bégaudeau, il fait ça pour amadouer le votant, pour le mettre en condition. Car ensuite, la critique est plus sévère et franche, plus intéressante aussi. Au vote isolé (on pourrait dire isolant), l’auteur oppose le vote en situation et tous les engagements politiques qui eux ont un vrai sens, car au fil des pages, il fait remarquer qu’on ne dit rien en votant, ou plutôt que l’on peut dire tout et son contraire, ce qui est finalement pire.

Déjà, on entend des gens dans le fond qui rouspètent, il faut dire que la propagande électoraliste nous a tous pris tout petit. Et « gens qui sont morts pour ça », et «  si tous les gens de gauche votaient, on gagnerait » (merci Maurice) et « dans les dictatures ils seraient bien contents de voter », on s’arrêtera là, la liste est longue et vous la connaissez. Bégaudeau répond à tout cela avec le sens de la formule qu’on lui connaît −celui qui permet parfois de se passer d’une analyse de fond quand le mot est bon−, mais qu’importe, c’est aussi ce qui fait l’intérêt de ce livre : il est une réponse percutante et sans concession pour ceux qui en ont marre qu’on les prenne pour des dindons et qui ont bien vu que le jeu électoral (car c’est bien souvent par jeu que l’on vote encore et là-dessus Bégaudeau n’a rien à reprocher) est fait par et pour les puissants, qu’il n’a rien d’une concession démocratique si aucun contrôle ne s’exerce après lui, ne fait pas progresser la démocratie voire la fait reculer et finit structurellement par amener les plus droitistes des candidats au pouvoir.

Voilà. Rhéteur je vous disais, François Bégaudeau, car au début de son texte, il voulait vous faire croire que ça lui en touchait une sans faire bouger l’autre, que vous votiez, à la fin vous aurez compris que ce qu’il veut dire, c’est bien que le vote est précisément le vol du pouvoir du peuple (= de la démocratie, pour ceux qui suivent un minimum).

Allez, comme il faut bien un brin d’optimisme dans tout essai digne de ce nom, on partira avec l’idée que finalement, la France de ceux qui ne votent pas (sans compter tous ceux qui n’ont pas le droit même s’ils vivent ici, travaillent ici… non, mais là, soyons sérieux, on vous parle de ceux qui auraient le droit et ne le font pas) est parfois bien plus citoyenne et politisée que celle qui vote, si elle se donne la peine de peser sur la vie de son entreprise, d’aller voir son maire de temps en temps, de réclamer haut et fort ce qu’elle veut vraiment, bref de s’investir, au-delà de deux fois cinq minutes dans l’isoloir tous les cinq ans.

Antonin

Comment s’occuper un dimanche d’élection, de François Bégaudeau, éditions Divergences.

Sortie le 11 mars 2022 (comme ça ça vous donne encore le temps de ne pas aller voter).

14 euros

Conseil lecture : Il faudra faire avec nous, de Lë Agary

Alors te voilà plongé dans le Black Bloc. Ou dans l’opération de sabotage de station d’essence. T’as le cœur qui bat. Fort les battements, hein. Ça va vite devant toi, les keufs ou les copains, ça va vite. Mais t’as l’habitude. Tu connais toutes les combines, depuis le moyen d’éviter les caméras de surveillance, à celui de forcer l’ouverture des panneaux publicitaires pour un petit nettoyage de l’espace public.

Ça y’est ? T’y es ?

Alors c’est que tu as entre les mains le bouquin de Lë Agary, « Il faudra faire avec nous ». L’éditeur (la maison Les Étaques, qu’on adore à PBMP pour son approche entre les sciences sociales et la littérature, on vous l’a déjà dit ici), présente le texte comme « un manuel de sabotage déguisé en roman ou, plutôt un roman déguisé en manuel de sabotage ». Suivant qu’on se trouve d’un côté ou l’autre du pavé, on préférera l’une ou l’autre interprétation. En tout cas, on ne vous conseillera pas officiellement de suivre les exemples de la narratrice du livre (Black bloc donc, pour faire vite), d’abord parce que c’est interdit, mais aussi parce que les cascades ont l’air bien risquées. Fun, mais risquées.

L’écriture est incisive. Vive. « On va pas faire de belles belles phrases », disait il y a quelques années la rappeuse Casez à propos de son rap hardcore. C’est pareil ici. Les mots s’inversent souvent, les phrases courtes se percutent comme les idées défilent dans la tête de la narratrice. On aime ou pas, mais on est forcément bousculé et c’est l’effet recherché. C’est parfois un peu dur à suivre comme un langage dont on n’aurait pas le code, mais comme le livre est très court, on s’en sort. Et puis ça bouge de manière assez jubilatoire alors on s’accroche aux basques de la narratrice en priant pour éviter la sortie de route.

On aurait aimé quelques moments de pause, pour prendre un peu le temps de la réflexion, voire pour capter quel est l’enjeu de cette folle course en avant. On en chope un ou deux à la fin, tous petits, mais beaux (« Nous désorganisons, nous déboulonnons, nous désorientons. Nous n’attendons plus rien de ton monde et l’aidons à s’effondrer. »). À part ça, il est légèrement autoréférentiel le bouquin, alors il n’est peut-être pas pour tout le monde. Ou alors si. Nous, on va le conseiller à des gens qui sont à des lieux de ça, «  pour que ça devienne banal, tellement banal que n’importe qui osera enrayer la planche à billets », dit à un moment la narratrice.

Antonin

Il faudra faire avec nous, Lë Agary, éditions Les Etaques

sortie le 25 février, 10 euros.

 

Conseil Lecture : Le Passeport, de Julia Galaski

Née de père franco-israélien et de mère allemande catholique, Julia Galaski, que l’on sent proche de la cause palestinienne (sans qu’elle le dise directement) et attirée par le monde arabe, demande à partir à Jérusalem durant une année d’étude. À sa grande surprise, elle se voit délivrer, sans l’avoir le moins du monde demandé et sans le désirer, un passeport israélien. Soudain, c’est toute la question de l’assignation à une identité qui se trouve posée à elle. Imposée même.

Son récit convoque alors ses ascendants, et leurs origines si mélangées, si diverses, si éloignées, justement, de l’assignation à une « citoyenneté », quelle qu’elle soit. Plus que bien des grandes analyses sociohistoriques, c’est tout un passé de mélange et métissage, de voisinages féconds que l’on sent ressurgir entre les lignes de ce texte. On n’est pas sans éprouver un certain vertige lorsqu’elle évoque ses oncles et ses tantes, presque tout autant juifs que Polonais, Marocains puis Français d’Algérie et enfin Israéliens, dans une identité qui, aujourd’hui peine à accepter les métissages et les nuances, les proximités, les passages.

Tout au long du livre, l’autrice cherche à tisser un lien avec les générations précédentes, peut-être à comprendre, aussi, d’où elle vient, alors que le monde d’aujourd’hui préfère parler uniquement de là où l’on se tient. C’est tellement plus facile, mais aussi tellement réducteur, comprend-on en lisant ce texte.

Le Passeport, de Julia Galaski, est un texte touchant dans lequel le politique et l’intime se mêlent de manière profonde et étroite. Une belle réussite qui trouve très bien sa place aux Éditions Les Étaques, que l’on aime beaucoup à Pied-de-biche Marque-page pour leurs textes toujours à la lisière entre les sciences sociales et la littérature. Oui, décidément, les lisières sont fertiles.

Antonin

 

Le Passeport, Julia Galaski

520 pages , 18 euros
Editions les etaques (paru en janvier 2022)

Conseil de lecture : Subtil Béton, par « Les Aggloméré.e.s »

Conseil de lecture

J’ai fini Subtil Béton il y a plusieurs jours, mais j’ai du mal à en parler de manière directe. Ce roman n’entre dans aucune case, ne correspond pas aux schémas classiques que l’on attend de la science-fiction. C’est comme si, pour l’aborder, il fallait prendre plusieurs chemins différents, les parcourir dans différents sens, sans que janais, depuis aucun point de vue, on ne puisse en saisir la globalité.

Cela est sûrement dû, en partie au moins, au mode d’écriture particulier de ce livre, dont les autrices livrent d’ailleurs un aperçu éclairant dans leur post-face. Ce texte a été rédigé au fil de quinze ans (oui oui, entre 2007 et 2022) d’ateliers de discussions féministes puis d’ateliers d’écriture. En ce sens, il se rapproche du livre « Bâtir Aussi » par le collectif « les Ateliers de l’Antémonde », auquel il revendique une certaine proximité. D’ailleurs l’argument, de manière amusante, en est l’exact inverse : dans « Bâtir aussi », une révolution avait fait chuter l’État autoritaire, la police et l’armée, et les personnages devaient se débrouiller avec leur Utopie autonomiste et ses limites, une sorte de « on a gagné, mais ça va pas être si facile qu’on le croyait ». Subtil Béton part d’un postulat exactement inverse. Cette fois, la révolution a échoué, a fini dans le sang et a laissé libre cours à l’autoritarisme et au technocontrôle d’un État soit disant écolo autoritaire, mais surtout fasciste-capitaliste, et les personnages doivent trouver un moyen de continuer à vivre et à lutter.

Ce qui est intéressant, mais déstabilisant pour le lecteur habitué à de la SF plus classique (même queer ou rêveuse), c’est que la narration s’attarde bien plus sur les relations entre les personnages, sur leurs états d’âme et leurs aspirations que sur le système qui les entoure. On passe beaucoup de temps aux côtés des personnages dans des réunions qui sentent le vécu d’autrices ayant participé à des mouvements de squat (elles se sont rencontrées, expliquent-elles aux Tanneries de Dijon et ceux qui ont lu l’infokiosque « La fabrique artisanale des conforts affectifs » retrouveront une part du propos). Rien de « sexy » (quel mot horrible dans ce contexte) ou fascinant dans les descriptions du technocontrôle ni de romantisme dans les vies de résistances que mènent les personnages. Le texte est comme râpeux, on se sent parfois englué dans les squats menacés d’expulsion avec leurs habitants risquant les « centres d’assimilation » dans lesquels on risque plutôt la mort que de signer un contrat d’accueil républicain. Bref, ça fait froid dans le dos, mais ça ne rend pas fougueux comme la « Zone du dehors » ou « Les Furtifs » d’Alain Damasio. Vous pensez que je critique ? Non, au contraire, c’est ainsi que c’est sûrement plus rée : boueux, froid et inconfortable.

Après un petit ventre mou que j’expliquerai par le foisonnement d’idées venues de la très longue période de maturation du texte (tu peux pas passer quinze ans sur un livre et couper les 2/3 de ce que tu voulais dire), le texte n’échappe pas à une petit envolée vers la fin, avec une sorte de coup d’éclat qui ouvre des perspectives à la lutte. Mais c’est sans le virilisme et les coups de massue auxquels on a parfois droit dans ce genre. C’est même plutôt poétique et rafraîchissant.

PS: À noter qu’un site bien foutu, https://subtilbeton.org/ complète la lecture de ce livre et en livre nottament plein de référence. Pour ma part, j’avoue que j’avais trouvé que Bâtir Aussi, Dorothy Allisson (les plus facile) et l’infokiosque cité plus haut.

Antonin