Know What I Mean, C’est de la bombe bébé

Le rap, j’ai arrêté il y a longtemps. Il peut encore m’arriver d’en parler avec la douce nostalgie de l’amoureux déçu et du réducteur «c’était mieux avant». Aussi me méfiais-je de ce «Know what I Mean» présenté comme une analyse socio-politique du mouvement hip-hop. Après, avec une «Intro» de Jay-Z et «Outro» de Nas (oui comme sur un album, tout le livre est structuré ainsi, avec des «pistes» au lieu des chapitres, des «samples» en guise de références… ce qui est plutôt très réussi), ça restait dans ma génération et je l’ai commencé avec curiosité.
Autant le dire tout de suite, je n’ai pas été déçu. Je voudrais vous faire lire toute l’intro de Jay-Z tellement elle est intelligente et percutante. Et tout le livre est du même acabit. C’est un des essais les plus vivifiants et éclairants que j’ai lu depuis longtemps. Et il ne faut surtout pas craindre d’y trouver une synthèse ou une apologie du rap, cela va bien au-delà. Michael Eric Dyson est un des intellectuels noir-américains les plus reconnus quant à l’analyse de la culture hip-hop mais aussi sur l’histoire et toute la culture noir-américaine en commençant par celle des luttes pour les droits civiques. Et c’est dans cette tradition, dans cette vaste analyse sociologique, politique, économique et culturelle que s’inscrit ce texte sur le hip-hop. Il offre une vision réaliste, radicale, sans concession, des conditions d’apparition du hip-hop et de son accession à la culture de masse.

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Michael Eric Dyson fournit là un travail exigeant, largement à la hauteur des plus grandes travaux universitaires, nourrit de références sérieuses et précises, et l’applique à ce sujet décrié, souvent relégué à de la sous-culture, qu’est le hip-hop.
On découvre ainsi comment cette culture s’est fondée sur «les restes» de la civilisation industrielle (les réparateurs de platines vinyles des riches blancs ont inventé le scrath et le mix) pour inventer une nouvelle expression culturelle «à partir des fragments de la culture dominante». L’auteur en aborde les impacts politique, économique et sociaux, sans cacher les sujets qui dérangent : sexisme, drogue, homophobie, violence, mais en inscrivant tout cela dans une critique précise et juste du système dominant, nourrie des études les plus actuelles sur ces sujets.
Je m’étonne du peu d’écho qu’il a en France dans la presse spécialisée mais aussi dans la presse généraliste qui gagnerait à enlever un peu ses œillères, car Know What I Mean est un livre que tout amateur de hip-hop devrait lire, mais aussi toute personne désireuse de comprendre tout ce pan essentielle de la culture noire-américaine, qui a en réalité dépassé son seul cadre pour toucher à l’universalité.
Oui, pour paraphraser Nas (je me fais plaisir !), Know What I Mean «fait battre à nouveau le cœur du hip-hop», mais il propose aussi des réponses à bien des questions contemporaines.

Know what i mean ? réflexions sur le hip-hop
de Michael Eric Dyson
(préface Jay-Z ; postface Nas ; traduction conjointe Julien Bordier et Doroteja Gajic)

Bpm Editions – 15 euros

Antonin

La Machine s’arrête – TechnoCaverne de Platon

Reprendre des vieux textes de science-fiction et les lire à l’aune de notre actualité est un exercice à la mode mais, à mon avis, un peu trompeur. Les auteurs qui décrivent des technologies « futures » pour eux ne décrivent pas autre chose et les interpréter en cherchant à y calquer ce nous vivons n’est pas à coup sûr éclairant. Néanmoins, « La Machine s’arrête » de E.M.Forster à ce petit goût de rétro-futurisme et de « je-vous-l’avais-bien-dit » sur lequel il est parfois bon de s’arrêter.

Couverture de La Machine s'arrête

Dans ce texte écrit, donc, en 1909, cet auteur de SF britannique décrit un monde dans lequel les humains n’ont plus comme seul rapport avec le réel celui qui leur est fourni par « La Machine », qui leur fournit un habitat, sous la forme d’un cubicle neutre et aseptisé, de la nourriture synthétique, et surtout des contacts extérieurs dans une sorte de « visio » avant l’heure.

De ce monde, un personnage ne veut pas et, évidemment, La Machine tentera de se débarrasser de lui. Bien sûr, ce que nous voyons-là, c’est le règne d’internet et la déconnexion d’avec la nature, et il n’est pas inintéressant de lire une fiction divertissante sur le sujet (on retrouve cette vision dans VieTM de Jean Barret, qu’on aime aussi beaucoup à PBMP), mais on préférera sans doute y voir ce qu’a voulu montrer l’auteur : la révolte impossible dans au sein de la Machine, avec l’existance, en filigrane de ceux qui seront les seuls à survivre lorsqu’elle s’arrêtera, ceux qui ont choisi de vivre loin d’elle.

La Machine s’arrête
E.M.Fortser
112 pages – 7 €
L’Echappée (10/09/2020)

 

Antonin

Un hiver dur et froid ? Lisez Wohlzarénine de Léo Kennel

Par ou commencer ? (J’osais pas commencer une note de lecture comme ça, en me disant que c’était un peu facile, mais comme Annie Ernaux l’a fait pour son si fort discours du Nobel, je me dis qu’on a le droit) Wohlzarénine de Léo Kennel, publié chez Flatland est un livre déroutant et foisonnant, qui a de quoi laisser le lecteur un peu pantois, pas trop sûr de ce qu’il vient de lire.

Le texte, en deux parties, se présente comme la biographie critique d’un auteur imaginaire, Wohlzarénine, qui serait un des plus grands et plus mystérieux auteur de sa génération (dans un futur proche). Auteur cryptique et torturé, cela va sans dire, doté de moult pseudonyme. Déjà, on pense à Antoine Volodine et cela tombe bien, car comme pour l’œuvre de cet auteur, on peine à ranger ce texte dans un genre. Science-Fiction ? Fantastique ? Non, c’est autre chose. Volodine se réclame du post-exotisme, mais je pense que cela ne veut rien dire, et après tout, peu importe. Tout ce qu’il y a à savoir c’est qu’on est dans une littérature sombre, post-apocalyptique, désabusée et pourtant non dépourvue d’un élan vital. Les morts, d’ailleurs, n’y sont jamais vraiment morts, pas plus que les vivants ne sont parfaitement en vie.

Au fil des pages, on tourne autour de cet auteur fictif, on se prend à essayer de reconstituer son parcours et sa vie sans jamais y parvenir tout à fait. Chaque chapitre est une énigme au travers de laquelle on essaie de dessiner les contours du monde imaginé par Léo Kennel, mais qui nous demeurent flous.

Puis, la deuxième partie nous plonge dans le « grand œuvre » qu’aurait écrit l’insaisissable Wohlzarénine, en reproduisant son livre « Badual Signa », là encore un personnage présenté comme tout à la fois réel et imaginaire. Là encore, l’autrice (la vraie = Léo Kennel), nous balade d’une énigme à une autre, dans une littérature fragmentaire, une littérature-collage, qui saute d’un temps à un autre, d’une scène à la suivante sans lien apparent. Avec pour matrice (je pense en tout cas et peu importe si je me trompe) un amour immense pour les livres. Chaque paragraphe commence lui-même par l’incipit d’autre livre, depuis Borges à Hubert Haddad, en passant bien-sûr par Volodine ou Joseph Kessel. Incipit que l’autrice détourne pour ouvrir à chaque fois la porte d’un autre monde. Il y a du Henri Michaux et de ses voyages fictifs dans ce texte, et bien sûr c’est un compliment !

Wohlzarénine, comme libraire, je ne le mettrais pas dans toutes les mains, ce n’est pas un texte facile, mais c’est un livre qui m’a remué, qui touche à la condition d’être humain, qui interroge sur ce qu’on ferait si on vivait dans l’un de ces mondes. Un livre qui dérange. Faut être prêt.

Antonin

Petite déclaration de conflit d’intérêt tout à fait assumé : Flatland est un superbe éditeur qui a doté ce livre d’une couverture très belle et qui a le bon goût d’avoir publier certaines de mes nouvelles de Science-Fiction dans leurs excellentes anthologie. À chaque fois, j’ai touché quasi 50 euros moins quelques cotisations sociales. Voilà qui, je vous assure, ne suffit pas à me corrompre pour faire ici cette critique élogieuse.

Wohlzarénine – Léo Kennel

EAN : 9782490426263
264 pages
Flatland (26/09/2022)

Le Dehors de toute chose au Beluga le 3 septembre

Le Beluga, tu connais ? Le nouveau lieu auto-géré qui a ouvert au Puy au 12 avenue Foch et qui accueille ta librairie préférée : Pied-de-Biche Marque-Page.

Après l’ouverture cet été, voilà l’inauguration, la vraie de vraie. Cette fois c’est parti pour de bon. Vendredi 2 et samedi 3 septembre, Beluga et PBMP proposent conjointement des ateliers, des apéros-lecture, une cantine de soutien, des projos, et un super spectacle.

Le programme est toujours en cours de calage, (à découvrir là : )

Mais pour le spectacle du samedi soir, on en est sûr, c’est bien l’ami Jacques Nappier qui s’y colle et qui présentera son spectacle Le Dehors de Toute chose, transe barbare, culte électronique basé sur le texte d’Alain Damasio La Zone du Dehors.

Accompagné de Zéro Drop, homme-orchestre n’utilisant aucun séquenceur, Jacques Nappier nous embarque dans un rituel dont personne ne sortira indemne. Pas même lui.

Flirtant avec la performance, entre prêche, confidence et revendication, il expose toute sa sensibilité afin d’amener le public à devenir, sans cesse, pour lui-même, son propre dehors…

La verve de la science-fiction politique et de la zic en un seul spectacle, c’est sûr que c’était pour PBMP cette affaire là ! Te voilà convié.e !

adh 5€ si ce n’est déjà fait et que les conditions de la charte du lieu t’agréent, prix libre pour le pestacle.
Comme d’hab’ no CB, no dog, no relou !

Les Biches rencontrent un Beluga et emménagent ensemble

C’est une page qui se tourne et nous en sommes très excités. À la faveur de nouvelles rencontres, nous avons participé à l’ouverture prochaine d’un centre social autogéré au Puy-en-Velay : le Beluga. C’est une super équipe que nous rejoignons et qui va nous accueillir dans ce qui sera un bar-associatif, librairie, salle de réunions, de projections de films, de rencontre et de débats, une cantine… et tout ce qui nous chantera (et vous chantera puisque bien sûr ce lieu est ouvert à toutes les bonnes volontés et envies). Nous serons capables d’accueillir plus d’auteurs, de programmer plus d’événements (peut-être bien de bonne teufs pour financer le loyer!) et, nous l’espérons, d’enrichir encore notre fonds de bouquins, qui avait déjà bien progressé cette année sous les bons auspices de Camille (énorme merci à toi!). Merci à Fab et Soph d’avoir prêté un bout de votre maison (et parfois plus qu’un bout) pour que vive cette aventure, la salle du Hublot va nous manquer.

On vous donne rendez-vous vendredi 8 juillet pour l’ouverture, et tout l’été à la librairie ou au café pour tout un tas d’événements ou simplement pour venir passer un moment sympa.

Beluga et Pied-de-Biche Marque-Page, 12 ave Foch, Le Puy-en-Velay.

Ouverture du Beluga tous les vendredi et samedi de l’été (sauf pour le Grue Fest et à certaines dates d’événements de la librairie)

Rappel : le lendemain, le 9 juillet, la librairie participe à l’inauguration du renouveau de la ferme de Flaceleyre, à Vorey, avec un spectacle de cirque et concert. On vous en dit plus très vite.

Conseil lecture : Mycélium, petit conte apocalyptique

Youri Johnson, l’auteur de Mycélium, existe-t-il ? Il a un compte Instagram et expose dans des galeries d’art contemporain, mais ce n’est pas une preuve. Personnellement, j’ai des doutes, mais je ne suis pas aller vérifier sur Google, car au fond, qu’importe ?

L’important, c’est que ce poète, ou artiste, ou personnage cathartique, ait un jour entendu parler du « Champignon de la fin du monde » d’Anna Tsing et que dans son cerveau de trentenaire à peine, nourri aux récits post-apocalyptique de génération enlisée dans un capitalisme honni (il aurait pu écrire pour Le Sabot dont je vous parlais récemment et si les uns ou les autres se croisent, cela promet des étincelles), cela a fait « tilt ». Ou plutôt, cela lui a procuré un long rêve comme enfoui jusque-là sous l’humus de ses pensées, éclos sous la forme d’un champignon difforme, aux capacités prophétiques et (évidemment) sexuelles. Zouri Johnson nous livre donc là une sorte de monologue en vers libre dans lequel il faut se plonger avec mélancolie et tristesse, mais de ces tristesse, pour le paraphraser, que l’on doit se garder car elles permettent de mesurer la violence du monde.

On notera que, pour une fois, il ne faut pas zapper la préface de ce livre (aussi longue que le livre elle-même), car elle fait partie de l’œuvre elle-même, en une révélation mystificatrice (oh le bel oxymore) −à la Volodine− sur le personnage de Youri Johnson et son œuvre.

Antonin

Mycélium, petit conte post-apocalytique – youri Johnson – 80 p – 15 euros – Éditions Le Murmure
Préface : Romain Noël

 

Conseil lecture : Le Sabot (pour détourner le temps qui passe)

Parce qu’il faut savoir prendre un peu de temps pour qu’une phrase nous émeuve, alors il faut lire Le Sabot. Une étrange revue pour qui pense, quand il entend ce mot, à l’enquête, à la prise de position, ou même au samizdat enflammé. Il y a un peu de ça dans ces quelques pages A4 de littérature quasi-clandestine (car arrachée aux intestins des écrivains), mais il y a aussi autre chose. Il y a la croyance que l’on peut puiser dans les mots une force assez puissante pour saboter le monde, c’est-à-dire en arrêter les rouages. Que cet arrêt provienne des mots eux-mêmes ou de la position du lecteur qui les reçoit, je n’en suis pas sûr, mais qu’importe.

On ne peut pas lire de poésie sur un coin du bureau, avec seulement un coin de cerveau, il en va de même pour Le Sabot dont les textes, justement, tirent souvent vers la poésie. Il faut choisir son moment, ne pas être déranger. Et parfois, au détour d’une page, la phrase qui donnera son sens à toute la lecture.

Rencontre avec Anne Sibran, samedi 11 juin

Le Premier rêve du monde

Anne Sibran (ed Gallimard, mars 2022)

Pour Paul Cézanne, le regard est cet emboîtement de « la main de l’œil dans la main du monde ». Chaque matin il part au motif retrouver l’environnement sauvage de la montagne Sainte Victoire dans la région aixoise. Mais le vent, la lumière, la poussière maltraitent ses yeux, « quelque chose se détache de lui ! » Le grand maître va devoir s’en remettre à Barthélémy Racine, un ophtalmologue de génie qui nourrit une certaine défiance à l’égard de ces hommes qui prétendent « enfermer un éclat de réalité dans un carré de toile peinte. »

Et lorsque nous faisons connaissance avec sa femme Kitsidano, aveugle de naissance et membre du clan des Pieds légers, alors nous plongeons dans une profonde réflexion sur la préhension du monde, avec les mains, les yeux ou les pieds, une méditation sur le beau quand « face au vide magnétique, le regard du peintre se renverse, bascule vers son dedans ».

Sur les brisées de ses précédents ouvrages, Je suis la bête et l’Enfance d’un chaman, Anne Sibran nous entraîne de son style capiteusement poétique vers un monde mystérieux avec en trame de fond les rapports entre nature et culture.

La librairie Pied-de-biche Marque-page est heureuse de vous proposer une rencontre avec une écrivaine passionnante, sous le signe du regard intérieur, de la quête effrénée de la beauté, autour d’un ouvrage qui nous décentre et nous émerveille, à mille lieues de la brutale et surpesante actualité.

 Moment d’apesanteur, de rêve, l’essence et le plaisir de la littérature, c’est samedi 11 juin à 15h00 au Fau (commune de Mézères), à très bientôt…

pour info :

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Haute-Enfance/Le-premier-reve-du-monde#

http://www.anne-sibran.com

Anne Sibran sera par ailleurs invitée le 16 juillet prochain au festival in d’Avignon à présenter son travail d’écriture : https://festival-avignon.com/fr/edition-2022/programmation/voix-d-auteurs-anne-sibran-201150

 

Conseil de lecture : Rot-bo-Krik, une anthropologie du soi

C’est toujours un moment particulier de découvrir une nouvelle maison d’édition. On plonge dans une manière de présenter des textes, de les choisir pour les mettre en avant. On découvre une manière de voir le monde.

Ainsi de la maison Rot-Bo-Krik qui vient tout juste d’être lancée et qui présente déjà deux textes singuliers et forts : Dieu t’a créé, tu as crié… ! et Archéologie des trous.

Le premier Dieu t’a créé, tu as crié… ! Est, selon les mots de l’éditeur « un texte hybride, poétique et politique ». Je ne saurais dire mieux. Ce texte est une anthropologie des peuples marrons de Guyane, écrit par Michel Alimeck, lui-même Saramaca, un des peuples marrons de Guyane. Il est d’une précision exquise sur la vie, les pensées, les usages en cours dans cette communauté et c’est un plaisir de s’y plonger −sans forcément le lire d’une traite d’ailleurs, on peut allègrement piocher ici ou là− tant il s’abreuve à la poésie d’une cosmogonie qui nous est malheureusement trop souvent étrangère. En s’y plongeant, on a l’impression de découvrir la vie de cousins éloignés, d’amis (tant la proximité s’établit) dont on aurait jusque-là ignoré l’existence. Il y a là de quoi s’ouvrir à d’autres vies que la nôtre, et c’est à cela , sinon à rien, que sert la littérature.

À noter que ce livre avait déjà été publié, mais à compte d’auteur, et qu’il ne devait être que rarement connu en-dehors des cercles militants guyanais. C’est d’ailleurs, m’a expliqué l’éditeur, par cette voie que ce texte reparaît aujourd’hui.

Le second texte est d’une force rare. Autant le dire tout de suite, Archéologie des trous de Stacy Hardy est le meilleur livre de fiction que j’ai lu depuis fort longtemps, en tout cas, celui qui m’a le plus remué, le plus touché. Dès les premières lignes de ce recueil de nouvelles, on sait que l’on n’en sortira pas indemne, qu’il va venir nous bouleverser et nous remuer au plus profond. Jugez plutôt : dans la première nouvelle, on écoute une médecin légiste qui fait sa propre autopsie après avoir été assassinée et enterrée à la va-vite, on poursuit avec le récit d’une jeune femme vivant littéralement dans une vache et qui décrit toutes les sensations que cela lui procure avec un effet de réalisme qui nous fait tout ressentir à sa place. C’est précisément ce qui est si fort dans ce livre. Il  mêle fantastique délirant (plus fort et imaginatif que bien des livres de Science Fiction ou de Fantasy, pourtant présentés comme la « littérature de l’imaginaire ») et réalisme très cru (il n’oscille pas de l’un à l’autre, attention, c’est vraiment les deux à la fois). C’est probablement aussi ce qui est le plus dérangeant : on se gratte quand quelque chose démange les personnages, on se fait mordre avec eux quand ils se donnent aux rats. Ce livre provoque parfois un certain malaise, aussi il ne sera peut-être pas à mettre dans toutes les mains, mais est-ce que cela ne rejoint pas, par la pure fiction cette fois, le rôle de la littérature, de nous faire sortir de nous et de proposer une vision du monde que l’on n’attendait pas ?

Là encore, il fallait une connaissance aiguë de la littérature sud-africaine pour dénicher ce texte. Et ce n’est pas un hasard qu’il ait été proposé par Dominique Malaquais, co-fondatrice de la maison Rot-Bo-Krik, historienne de l’art spécialiste de l’Afrique, chercheuse et politiste (décédée en 2021), qui était amie de Stacy Hardy et a travaillé avec elle au lancement de la revue artistique Chimurenga (https://chimurengachronic.co.za). Encore de nombreuses pistes qu’il nous faudra arpenter.

Antonin

Dieu t’a créé, tu as crié… ! : Une histoire des Guyanes

Michel Alimeck

– Rot-Bo-Krik – 11 €

Archéologie des trous

Stacy Hardy

traduit par Élisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy

Rot-Bo-Krik – 11 €

Conseil de lecture : Le Chomor (pour se mettre la tête à l’envers)

Ça fait souvent bien de dire qu’on ne sait pas trop par où commencer une chronique d’un livre. Que l’ouvrage que l’on s’apprête à mettre en lumière est trop dense, trop riche et plein d’idées pour savoir par où le prendre. Souvent, c’est de la frime (un bouquin, ça se commence par le début et c’est tout et ça se prend par la tranche, voilà). C’est pour bien faire remarquer que oui, ce bouquin compliqué, ce « livre univers », on se l’est tapé et on en est le chroniqueur avisé et introduit (parce qu’en plus on l’a reçu en service de presse et donc on l’a pas payé, vous comprenez, « on » est un prescripteur).

Eh bien pourtant, le livre de Martin Mongin, Le Chomor, a un peu de ça. Je pourrais vous le résumer, mais ça ne lui rendrait pas justice (hey, même le résumé d’un livre de Philippe Roth ça peut ressembler à une mauvaise série). Ce qui fait le sel et l’attrait de ce livre complètement dingue (oui oui, je pèse mes mots), c’est la manière dont il emmène le lecteur plus loin qu’il l’aurait jamais accepté avec un autre roman. Je ne sais pas comment fait ce type (l’auteur), mais il vous sort les rebondissements les plus barges sans jamais vous perdre.

Allez, je vous fais quand même l’histoire de base, mais franchement ne vous arrêtez pas à ça : une sorte de groupe clandestin entreprend de renverser l’hydre capitaliste, laquelle se trouve être réellement une sorte de monstre (oui je dis beaucoup de fois « une sorte », mais c’est parce qu’on ne sait jamais vraiment d’où toute provient ni ce que sont réellement les choses – vous avez compris : ce livre joue avec la réalité, il y a du Philip K.Dick là-dedans) dont il faut trouver différents points faibles qui, s’il sont correctement frappés comme un point vital aux arts martiaux, finiront par le détruire. Le dernier de ces points vitaux étant le fameux « Chomor » (le nom duquel étant explicité, mais là, ça prendrait vraiment trop de temps à expliquer là).

Au fil des chapitres voir des pages, le texte passe d’un genre à l’autre. Ça fourmille de références et de clin d’œil que l’on peut choisir de ne pas relever, mais qui sont en général assez drôle quand on capte. Mais bien sûr, on ne capte pas tout, et ce n’est finalement pas si grave. Mais surtout, le texte passe d’un genre à l’autre, à chaque nouvelle page on pense avoir compris où nous mène l’auteur et dans quel bateau il nous a embarqués, mais en vrai, non. Au chapitre suivant cela change et l’on saute allègrement du thriller fantastique, au film de Science-Fiction, voire d’horreur en passant par le livre dont vous êtes le héros, dans la peau d’une mairesse voulant remporter le prix de la ville la plus «SmartCity », dans une description qui ne déplairait pas à Damasio (tout en le faisant passer pour un théoricien pas fun). En parlant de Damasio, ceux qui ont lu Les Furtifs se souviennent sans doute avec une petite lueur d’envie dans les yeux du philosophe Varech planqué dans son château d’eau à théoriser la quatrième révolution prolétarienne alliée aux animaux. Eh bien sachez que Le Chomor contient un Varech puissance 12, en la personne de Jean-Philippe Voruz, hyper théoricien de la chute du capitalisme (qui a publi ses livres chez La Tempête, un éditeur qu’on aime bien à PBMP même si on comprend pas tout) et dont il ne faudrait pas parler à BHL au risque qu’il croie que Jean-Michel Voruz existe vraiment (comme son Jean-Baptiste Botul) et qu’il n’aille chanter ses louanges dans tous les JT, la chemise grande ouverte et les cheveux au vent.

Il faut dire, à la décharge de BHL que le livre joue sacrément avec le réel, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de vrai là-dedans. Je dois avouer m’être surpris à aller vérifier certains trucs sur Internet pour en avoir le cœur net. Autant vous dire que je n’en ressors pas net du tout.

Bref, ce livre oscille entre la rencontre de Donjons et Dragon avec le Da Vinci Code (je dis ça comme ça, je l’ai pas lu), ou plutôt entre Thomas Pynchon et le Seigneur des Anneaux, euh, non X-Files et La Zone du Dehors ou L’insurrection qui vient  et un bout du Déchronologue (gros clin d’œil pour ceux qui ont lu ce livre admirable, pour les autres on l’a toujours en stock à la librairie car on l’adore). Bon, en fait, on s’y perd, et c’est super bon.

Antonin

Le Chomor – Martin Mongin – Éditions Tusitala – 600 pages – 23 euros

PS : à noter pour les libraires de PBMP (oui on se parle entre nous via ce blog) qu’on pourra même le vendre en « régionalisme » si on nous demande, puisqu’une partie de l’intrigue se joue dans le Meygal. Gros plus commercial donc, on sait que le terroir ça vend !